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Ni française ni iranienne. Sur Chahdortt Djavann

 

djavann 

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Chahdortt Djavann est une écrivaine contemporaine qui intervient dans les débats autour des clivages de la pensée politique moderne, notamment ceux concernant l’immigration. Elle est une immigrée d’origine iranienne. Née en 1967 dans une famille aristocratique d’Azerbaïdjan, elle quitte l’Iran en 1991 à cause du régime politique islamique. Elle voulait être libre et vivre dans le monde libre. Elle s’installe en Turquie où elle travaille et étudie pendant deux ans, puis arrive à Paris en 1993 sans savoir parler français. Elle va l’apprendre, elle fera des études en anthropologie à l’EHESS ainsi qu’une psychanalyse à la suite d’une dépression et d’une tentative de suicide. Son premier roman, Je viens d’ailleurs, parait en 2002. Son œuvre est composée de romans et d’essais par lesquels elle participe au débat politique sur des sujets sensibles et polémiques qui traversent la société française et qui sont directement ou indirectement liés à l’immigration (par exemple, le port du voile et de ses dérivés). Elle se réclame de l’héritage rationaliste des Lumières et plaide pour un féminisme universaliste laïque, persuadée qu’elle est que le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes s’inscrit dans l’idéal des Lumières et qu’il faut réhabiliter les valeurs illuministes essentielles contre l’imprégnation du politique par le religieux.

Il y a aujourd’hui un groupe d’écrivaines de langue française issues de la diaspora iranienne dont la plus cĂ©lèbre est sans doute Marjane Satrapi, auteure de PersĂ©polis, son autobiographie en bande dessinĂ©e. Outre Djavann, on mentionnera Fariba Hachtroudi, Sorour KasmaĂŻ, Sara Yald, Delphine Minoui, Abnousse Shalmani, NĂ©gar Djavadi. L’œuvre de Djavann s’inscrit dans la littĂ©rature d’exil ou littĂ©rature migrante, rĂ©cits qui tĂ©moignent d’expĂ©riences d’exil, de ses causes et de ses consĂ©quences, au croisement de la petite histoire personnelle et de la Grande Histoire. Ă€ partir de leur histoire racontĂ©e selon des modalitĂ©s diffĂ©rentes de l’écriture de soi, ces auteures tĂ©moignent les Ă©vĂ©nements traumatiques qui bouleversent la vie individuelle et collective.

La littérature d’exil mobilise typiquement la question de l’identité, de l’appartenance et de la mémoire. Dans trois romans de Djavann, Comment peut-on être français, Je ne suis pas celle que je suis et La dernière séance, la constellation thématique exil/identité/appartenance/mémoire prend une configuration spécifique dans laquelle la langue française joue un rôle axial.

 

Quand on regarde des titres comme Autoportrait de l’autre (2004), Comment peut-on ĂŞtre français ? (2006) et Je ne suis pas celle que je suis (2011) – roman qui continue dans La dernière sĂ©ance (2013) – on se rend compte que l’enjeu en est la problĂ©matisation de l’identitĂ©. On dĂ©tachera deux stratĂ©gies de problĂ©matisation de l’identitĂ©. D’abord, le refus de l’autobiographie. Les protagonistes sont des figures de l’auteur mais ne sont pas l’auteur au sens oĂą Marji est Marjane Satrapi plus jeune. Il n’y a pas chez Djavann d’identitĂ© entre auteur, narrateur et personnage qui assure l’intĂ©gritĂ© du rĂ©cit d’un moi stable et solide qui se regarde rĂ©trospectivement. Djavann dit :  « Je suis mon personnage et je ne le suis pas » (Djavann, 2011 :520)[1]. Et dans l’épilogue de Je ne suis pas celle que je suis, elle est pĂ©remptoire : « Je ne crois pas Ă  l’autobiographie ». Pourquoi ? Parce que l’autobiographie manque la dimension de l’altĂ©ritĂ© : « Nul ne se voit comme il voit les autres et comme les autres le voient. Nul ne se dĂ©crit ni ne se juge comme les autres le dĂ©crivent et le jugent » (2011 :520). Autrement dit, la perspective stable, cohĂ©rente et unilatĂ©rale du moi sur lui-mĂŞme ne suffit pas Ă  raconter l’histoire d’une vie. Il faut donc la regarder du lieu de l’Autre. D’oĂą la narration aux 3e et 1e personnes dont l’alternance produit une dialectique de l’identitĂ© et de l’altĂ©ritĂ© qui brise l’identitĂ© auteur-narrateur-personnage et, par consĂ©quent, disloque le registre autobiographique.

Elle ne croit pas Ă  l’autobiographie parce qu’elle ne croit pas Ă  l’auto-connaissance, Ă  la centralitĂ© de la conscience, Ă  l’unitĂ© du moi, Ă  l’homogĂ©nĂ©itĂ© de l’identitĂ©. La deuxième stratĂ©gie de problĂ©matisation de l’identitĂ© est, dans Je ne suis pas celle que je suis et La dernière sĂ©ance, romans qui racontent la cure de Donya, l’inconscient. Djavann, qui a fait une psychanalyse avec un « psy freudien lacanisĂ© », crĂ©e des personnages qui ne se demandent pas « qui suis-je ? » (question positive sur son ĂŞtre/identitĂ©). La question est : « pourquoi moi ? » : « pourquoi ne suis-je pas quelqu’un d’autre ? », « pourquoi ne suis-je pas un homme ? » (questions nĂ©gatives qui constatent la contingence de l’existence et de l’existence sexuĂ©e). Dans ces deux romans, la notion d’inconscient vient bouleverser la question de l’identitĂ© culturelle, autrement dit les contenus, reprĂ©sentations, mĂ©moires, croyances, valeurs qui nous font appartenir Ă  un collectif ou collectifs (famille, culture, peuple). L’inconscient signifie que nous sommes Ă©trangers Ă  nous-mĂŞmes, y compris et surtout ce que nous avons de plus intime : nous mĂ©connaissons notre propre dĂ©sir du fait de notre aliĂ©nation au signifiant. C’est pourquoi Lacan parlait d’extimitĂ© Ă  propos de l’inconscient : le plus intime nous est inaccessible. La mĂ©taphore de l’exil peut s’appliquer Ă  l’inconscient, l’inconscient Ă©tant l’exil oĂą nous sommes par rapport Ă  nous-mĂŞmes. L’inconscient est une opacitĂ©, un nĂ©gatif, qui traverse les contenus positifs qui composent l’identitĂ© culturelle et Ă©vite que le sujet s’identifie (s’aliène) intĂ©gralement au(x) groupe(s) particulier(s) – famille, culture, nation, religion - au(x)quel(s) il appartient. L’inconscient est donc une dĂ©partenance de fond. C’est grâce Ă  cette marge d’indĂ©termination creusĂ© par le signifiant que la structure subjective ne se rĂ©duit pas Ă  l’identitĂ© culturelle. Autrement dit, c’est parce que nous sommes aliĂ©nĂ©s au signifiant que nous ne sommes pas entièrement aliĂ©nĂ©s Ă  notre identitĂ© culturelle.

D’autre part, l’inconscient est une mémoire oubliée et la cure procède à la remémoration du matériel refoulé. Or les personnages de Djavann cherchent l’amnésie, cherchent à faire table rase du passé.

 

Roxane et Donya, sont des personnages fĂ©minins dĂ©terminĂ©s et passionnĂ©s, qui ont la mĂŞme histoire mais racontĂ©e en des registres diffĂ©rents, parce qu’elles ont des profils diffĂ©rents : Roxane est pudique, modeste, intellectuelle, nĂ©vrotique ; Donya est impudique, pulsionnelle, folle, psychotique (2013 :85)[2]. L’histoire de Donya commence au point oĂą celle de Roxane termine : le suicide ratĂ©. Donya est en quelque sorte une Roxane post-suicidaire.

L’enfance des deux personnages est marquĂ©e par le malaise au sein de la famille, de la langue maternelle et de la culture native. Donya dit : « Je dĂ©teste la famille (2013 : 68). Adolescente, je fantasmais d’être une femme seule, dans une ville occidentale, une femme qui gagne sa vie, ne dĂ©pend de personne. Une femme sans famille Â». (2013 : 214). Et plus loin : « Je ne me sens ni française, ni iranienne, ni la fille de mes parents, ni quelqu’un d’autre. Je suis ni ni ni ni. Je suis rien » (2013 : 219). Elle dit le dĂ©sir de ne pas appartenir – ni famille ni patrie. Sans racines.

 PrĂ©cisons que la famille de Roxane/Donya est une famille très Ă©largie. Le père s’était mariĂ© quelques 45 fois. Enfant, Roxane s’aidait de ses doigts pour Ă©numĂ©rer la liste de ses frères et de ses sĹ“urs ; elle faisait plusieurs fois le tour de ses dix doigts et elle n’arrivait jamais au bout. Une telle famille est un dĂ©sordre de liens de parentĂ© oĂą les gĂ©nĂ©rations ne sont pas nettement sĂ©parĂ©es. Roxane avait des frères et des sĹ“urs qu’elle croyait ses oncles et ses tantes. Elle avait des nièces et des neveux plus âgĂ©s qu’elle, et elle les croyait ses frères et ses sĹ“urs. Elle croyait que sa sĹ“ur ainĂ©e, qui s’occupait d’elle, Ă©tait sa mère. Le centre de la famille est le père, un Turc azĂ©ri polygame, trop âgĂ©, handicapĂ©, opiomane, ruinĂ©, impuissant, humiliĂ©, en proie Ă  des crises de colère aussi violentes qu’inattendues. Le père, terrible et archaĂŻque, est le trauma de la fille. Il la terrorisait. Elle faisait pipi de peur du père. Adulte, elle est hantĂ©e par la figure paternelle qui incarne le passĂ© et occupe toute sa vie.

Pour les deux personnages, l’identitĂ©/appartenance culturelle, transmise avec la langue au sein de la famille, est quelque chose d’étranger et d’hostile. La forme de vie oĂą elles sont nĂ©es et oĂą elles ont Ă©tĂ© Ă©levĂ©es ne leur a jamais Ă©tĂ© familière. Roxane bĂ©gayait parce qu’elle ne trouvait sa place ni dans la langue maternelle ni dans la famille : elle ne savait pas qui Ă©taient ses parents (cf. 2006 :75-81).  Donya bĂ©gayait parce qu’elle avait peur face au père terrible (2013 : 186).

Roxane et Donya sont rĂ©voltĂ©s contre le fait que nous subissons notre identitĂ©, notre appartenance Ă  une famille, Ă  une langue, Ă  une culture, Ă  un peuple, Ă  une nation ou rĂ©gime politique. L’identitĂ© Ă©touffe, dit Donya (2011 :11)[3]. La mĂ©taphore de l’étouffement est très frĂ©quente : on Ă©touffe sous le voile, dans la langue persane, dans la religion, sous le rĂ©gime des mollahs[4]. Roxane et Donya dĂ©sirent se libĂ©rer de leur iranianitĂ©. D’oĂą l’exil : partir libère du passĂ©, du père. Mais en fait, ce que les personnages dĂ©couvrent en France, c’est que le passĂ© ne lâche pas ; malgrĂ© l’éloignement gĂ©ographique, il n’y a pas d’éloignement psychique. La mĂ©moire travaille. Oublier est impossible.

L’exil soulève immĂ©diatement la question de la langue. Roxane et Donya adressent Ă  la langue française une demande exorbitante : qu’elle les libère de l’identitĂ© subie (langue maternelle et culture d’origine). AcquĂ©rir une langue Ă©trangère c’est pour elles choisir son identitĂ©. L’apprentissage de la langue est thĂ©matisĂ© et il empreinte deux voies. Dans Comment, Roxane apprend le français par l’écriture, par la lettre. Elle Ă©crit des lettres Ă  Montesquieu qu’elle choisit comme père en l’appelant son « cher gĂ©niteur ».  C’est donc un apprentissage littĂ©raire. Dans Je ne suis pas et La Dernière SĂ©ance,  Donya apprend le français par la parole au cours des sĂ©ances de psychanalyse. LittĂ©rature et psychanalyse prĂ©sentent des zones de contact qu’il convient de souligner. Tout d’abord, ce sont des lieux de libertĂ© : la libertĂ© de tout dire, de se plaindre de ce qui ne va pas. Elles partagent aussi le fait que le langage n’y est pas utilisĂ© dans sa fonction de dialogue, de rĂ©ciprocitĂ©, de communication. C’est parler Ă  quelqu’un qui ne rĂ©pond pas, qui est absent, qui est mort ou fait le mort[5].

Ă€ la question comment peut-on ĂŞtre français ?, Roxane rĂ©pond : par la langue. Elle veut faire table rase de sa mĂ©moire et de ses origines et faire « peau neuve » : « Elle ne voulait pas de cette langue comme d’un simple outil de communication, elle voulait accĂ©der Ă  son essence, Ă  son gĂ©nie, faire corps avec elle ; elle ne voulait pas seulement parler cette langue, elle voulait que la langue parle en elle. Elle voulait s’emparer de cette langue et que cette langue s’empare d’elle. Elle voulait vivre en français, souffrir, rire, pleurer, aimer, fantasmer, espĂ©rer, dĂ©lirer en français, elle voulait que le français vive en elle. Roxane voulait devenir une autre en français (2006 : 116).  La langue française est un objet dĂ©sirĂ© mais, au contraire de ce qu’on pourrait s’attendre, elle n’est pas valorisĂ©e dans son cĂ´tĂ© sensible, physique (substance phonĂ©tique, sonoritĂ©s), mais plutĂ´t comme une langue de pure forme qui rĂ©alise les opĂ©rations de l’esprit et de la raison : « Le persan est une langue imprĂ©cise, approximative, allusive, riche en allĂ©gories, une langue lyrique, mĂ©lodieuse et imagĂ©e faite pour la poĂ©sie qui dĂ©fie toute traduction (…) Le persan exprime Ă  merveille l’ambiguĂŻtĂ©. Il dit dans une mĂŞme phrase une chose et son contraire. Il dĂ©crit la vision du monde iranien, il raconte l’histoire du peuple iranien, de l’Iran, son passĂ©, son prĂ©sent. Il Ă©voque ses contes, sa mythologie. C’est lĂ , dans la langue, qu’on est iranien, que bat le cĹ“ur du peuple iranien. Pour s’imprĂ©gner du français, il fallait renoncer au persan (…). Le français se rĂ©vĂ©la la langue de la prĂ©cision, de l’intransigeance, de l’exactitude. Avec sa grammaire aux structures implacables, elle se prĂŞtait extraordinairement Ă  la dĂ©monstration, Ă  l’analyse. Elle Ă©tait la langue mĂŞme de la littĂ©rature » (2006 :119-120). Cette comparaison des deux langues semble s’inspirer de Rivarol qui, dans « L’universalitĂ© de la langue française » (1784), vante l’ordre direct, rĂ©gulier et clair de la phrase en français, nĂ©cessaire au raisonnement, comparable Ă  la gĂ©omĂ©trie de la ligne droite, qui fait de cette langue l’expression de « la logique naturelle Ă  tous les hommes ». Le français « règle et conduit la pensĂ©e ». Contrairement au persan, langue imprĂ©cise, allusive, lyrique, oĂą « bat le cĹ“ur du peuple iranien », le français est une langue prĂ©cise, intransigeante, littĂ©raire, qui « se prĂŞte Ă  la dĂ©monstration et Ă  l’analyse ». Le persan exprime l’âme du peuple iranien, il a donc un contenu particulier et palpitant (vivant), alors que le français est la langue de la raison qui, elle, est une forme universelle et transversale aux cultures qu’elle ouvre les unes aux autres. Parler français c’est s’arracher Ă  la culture iranienne pour accĂ©der au plan universel (formel), au-delĂ  des cultures et des identitĂ©s. Dans ce rapport direct Ă  l’universel, Roxane remplace une appartenance innĂ©e, subie, par une appartenance choisie, acquise. « Je viens d’oĂą je parle » – dit la narratrice de Je viens d’ailleurs.

 Le français est ici l’opĂ©rateur d’un projet utopique (impossible) de dĂ©racinement qui exprime une rĂ©volte mĂ©taphysique contre le fait que tout dans notre ĂŞtre n’est pas le rĂ©sultat de notre choix libre et Ă©clairĂ©. Un tel projet s’avère impossible. Elle n’arrive pas Ă  se dĂ©barrasser de sa mĂ©moire, le passĂ© lui colle Ă  la peau, le pays qu’elle a quittĂ© ne la quitte pas. « J’aimerais tant pouvoir arracher ma vie d’aujourd’hui Ă  celle d’hier, mais cela est impossible » (2006 :270), Ă©crit-elle Ă  Montesquieu. La chose culturelle est inextirpable, indĂ©racinable. Roxane va dĂ©couvrir aussi que parler français n’égale pas devenir français.

De son cĂ´tĂ©, Donya, qui aura tirĂ© les consĂ©quences de l’expĂ©rience de Roxane, affirme. La narratrice dit de Donya : « La vie Ă  Paris lui avait prouvĂ© que nul n’échappe Ă  son destin gĂ©ographique, Ă  sa première nationalitĂ© (…) » (2013 :20). « L’essentiel est dĂ©terminĂ© dès la naissance… pays, parents, sexe, patrimoine gĂ©nĂ©tique… Franchement pourquoi se fatiguer… Le peu qui n’est pas dĂ©terminĂ© au dĂ©part est Ă  la merci du hasard des rencontres » (2013 :73). MalgrĂ© le ton accablĂ©, la dĂ©cision de Donya de faire une psychanalyse indique que, contrairement Ă  Roxane qui cherche l’amnĂ©sie, elle va fouiller sa mĂ©moire, mĂŞme si le dĂ©sir de repartir Ă  zĂ©ro ne la quitte jamais[6]: « Il faut tout effacer comme une feuille blanche sur laquelle rien n’est Ă©crit, et commencer une nouvelle vie » (2011 : 273). Effacement total de la mĂ©moire, ça doit ĂŞtre reposant…Une mĂ©moire vierge, un cerveau vide » (2011 : 435). Ou quand, pour agacer le psy, elle dit qu’il lui faut en toute urgence une nouvelle boĂ®te noire qui contient, selon la psychologie cognitive, « l’hĂ©ritage gĂ©nĂ©tique et culturel, l’histoire personnelle, l’identitĂ©, les besoins, les valeurs … et autres bagatelles de l’individu …» (2013 :58). Toujours est-il qu’une psychanalyse est un art de remĂ©moration de son passĂ©, de son enfance qui fissure les fictions et les mensonges que le moi se raconte (cf. 2011 :306).

La cure oblige l’analysant Ă  se dire en français, oblige Ă  une subjectivation de la langue Ă©trangère. Avoir Ă  se dire en français procure Ă  Donya la maĂ®trise de la langue Ă©trangère avec laquelle et dans laquelle elle se rĂ©approprie son passĂ© : « Avec l’analyse, les mots français se sont enracinĂ©s non seulement dans ma tĂŞte, mais aussi dans mon histoire et dans mon corps … Ces mots Ă©trangers ont pris part Ă  mes souffrances. Ils ont pris part Ă  mon passĂ© qui s’est passĂ© sans eux » (2011 : 515). C’est dire que le logos (la forme vide de l’universel) qu’est la langue Ă©trangère s’est nouĂ© ou connectĂ© au contenu pathologique et singulier de la vie du personnage. DĂ©jĂ  vers la fin de l’analyse, elle fait un rĂŞve oĂą le père lui parle en français. C’est un rĂŞve apaisant qui marque ce nouage de l’altĂ©ritĂ© de la langue et de ce qu’il y a de plus intime dans le sujet, la langue jouant le rĂ´le symbolique d’apaiser le père qui a ainsi perdu sa dimension terrible, colĂ©rique, excitĂ©e. Dans La dernière sĂ©ance, elle souligne l’effet apaisant de la mise Ă  distance du passĂ© iranien grâce au français : « Ils [les mots français] ont crĂ©Ă© une distance, un espace entre moi et le passĂ© que j’ai vĂ©cu dans ma langue maternelle, et c’est dans cet espace-lĂ  que je pourrais, peut-ĂŞtre, construire une vie » (2013 : 185). Le français a opĂ©rĂ© une modification dans la structure subjective : « En français, j’ai l’impression de ne pas ĂŞtre la mĂŞme personne qu’en persan. La structure de la langue, la grammaire, la syntaxe et la façon de penser en français sont si diffĂ©rentes du persan (…) J’aime cette langue comme on peut aimer quelqu’un… Elle est la plus belle rencontre de ma vie ». (2013 :184-5). Moins rivarolienne que Roxane, Donya n’attribue pas de portĂ©e universelle au français. Elle dit que le français est la langue qui l’a libĂ©rĂ©e de l’étroitesse du persan, « langue oĂą il n’y a pas assez d’espace pour un esprit libre » (2013 :176).

Chahdortt Djavann affirme dans un entretien : « Mon Ă©criture ne pouvait prendre corps que dans la langue française. Il m'est impossible, je dis bien impossible de pouvoir me dire entièrement en persan. Le persan m'est devenu une langue Ă©trangère : je n'appartiens plus au persan et le persan ne m'appartient plus. Et je dirais qu'aujourd'hui soit je n'ai plus de langue maternelle, soit j'ai une langue maternelle dans laquelle j'ai un accent Ă©tranger, qui est le français » (Djavann, 2013a).

La langue française, l’autre langue dans laquelle elle remĂ©more son passĂ©, ne l’a pas effacĂ©, ce passĂ©, mais a brisĂ© le rapport immĂ©diat et Ă©touffant avec lui, a allĂ©gĂ© son poids, l’a rĂ©duit Ă  l’accent. Ce n’est pas la refondation ontologique dont rĂŞvait Roxane : parler français pour ĂŞtre française. Donya parle français mais elle n’est pas devenue française pour autant. Elle n’est ni française ni iranienne. Le français, acquis lors des sĂ©ances, a amorcĂ© une zone d’indĂ©termination grâce Ă  laquelle le personnage est disloquĂ© par rapport Ă  son identitĂ© (« les bagatelles de l’individu ») et se dĂ©tourne du « destin prescrit ». Dans cette (bonne) distance par rapport Ă  la chose identitaire, le sujet a lieu. Dans cet indĂ©terminĂ© rĂ©side la libertĂ© du sujet.

Djavann parle et Ă©crit en français mais elle ne se considère pas française pour autant. « NĂ©e exilĂ©e », elle trouve dans l’écriture en français une identitĂ© et un lieu d’appartenance choisis : « Je ne suis pas Ă  une terre. MĂŞme si j’ai Ă©crit dans mon premier roman que l’Iran restera toujours le pays de mes souffrances. Je ne renie rien, je ne rejette pas mes origines, elles sont en moi et oĂą que j’aille. Ma patrie est mon Ă©criture et elle est en français » (Djavann, 2011a). Dans un entretien tĂ©lĂ©visĂ© avec Éric Zemmour, diffusĂ© le 19 avril 2008, Djavann affirme Ă  l’instar de ses personnages : « je ne serai jamais française comme je n’ai jamais Ă©tĂ© iranienne ». Et elle ajoute : « Je suis un Ă©crivain, une femme, c’est tout ». Lorsque Zemmour lui fait remarquer qu’en Ă©crivant en français elle s’approprie un mode de penser qui est le mode de penser français et que, par consĂ©quent, elle est française, Djavann rĂ©plique : « La langue n’appartient pas aux français mais Ă  ceux qui la parlent ». Djavann semble ici se faire l’écho de la proclamation de « la langue libĂ©rĂ©e de son pacte exclusif avec la nation » qui fonde le concept de littĂ©rature-monde en français dans le Manifeste des 44, paru dans Le Monde en mars 2007[7]. Elle n’a pas signĂ© le Manifeste mais y a adhĂ©rĂ© après-coup avec sa contribution au volume Pour une littĂ©rature-monde, Ă©ditĂ© par Michel Le Bris et Jean Rouaud deux mois plus tard. Pourtant, Comment peut-on ĂŞtre français ? est un roman qui, par son intertextualitĂ© avec les Lettres Persanes de Montesquieu, veut ĂŞtre reconnu comme une Ĺ“uvre de littĂ©rature française. Par ce geste Djavann Ă©pingle son Ĺ“uvre au cadre national-universaliste de la langue et de la littĂ©rature française plutĂ´t qu’au cadre mondialisĂ© de la littĂ©rature en français vers lequel semble pointer sa rĂ©plique Ă  Zemmour. Il y a lĂ  une ambiguĂŻtĂ© : cette langue française au-delĂ  des nations particulières est-elle de dimension universelle ou globale ?

Le lien entre l’exil de fond – « nĂ©e exilĂ©e » – et sa seule identitĂ© d’écrivaine de langue française au-delĂ  de toute communautĂ© est explicitĂ© dans ce passage : « Ă€ 40 ans, après avoir beaucoup voyagĂ©, je n’éprouve aucun besoin de proclamer mon appartenance Ă  quelque communautĂ© que ce soit. Je ne suis ni de gauche ni de droite, mais un esprit libre. La seule chose dont le suis sĂ»re, c’est que l’exil est mon essence et l’écriture ma naissance. Je suis nĂ©e exilĂ©e et resterai Ă©crivaine de langue française » (2009 : 43). Dans un monde oĂą les formes traditionnelles d’appartenance sont en crise et oĂą l’injonction Ă  circuler pousse les gens Ă  se dĂ©raciner, Chahdortt Djavann a inventĂ© une forme d’appartenir Ă  une langue sans appartenir Ă  une communautĂ© : par la lettre, sa seule racine, par l’écriture.

 

 

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DJAVANN, Chahdortt (2004). « Entretien avec Caroline Novarra », Radio Divergence. URL :  <http://www.divergence-fm.org/Chahdortt-Djavann.html> . [consultĂ© le 14 novembre 2015].

 

DJAVANN, Chahdortt (2006). Comment peut-on ĂŞtre français ?. Paris : Flammarion.

 

DJAVANN, Chahdortt (2008). La muette. Paris : Flammrion.

 

DJAVANN, Chahdortt (2011). Je ne suis pas celle que je suis. Paris : Fayard.

 

DJAVANN, Chahdortt (2011a). « Entretien », Les coups de cĹ“ur de Geraldine. URL :  <http://cdcoeurs.over-blog.net/article-chahdortt-djavann-interview-exclusive-89488222.html>. [consultĂ© le 14 avril 2017].

 

DJAVANN, Chahdortt (2013). La dernière sĂ©ance. Paris : Fayard.

 

DJAVANN, Chahdortt (2013a). « Le français est ma patrie », Bibliobs. URL : < http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20131029.OBS3150/chahdortt-djavann-le-francais-est-ma-patrie.html > [consultĂ© le 14 avril 2017].

 

 



[1] MĂŞme un roman comme Je viens d’ailleurs (2002), entièrement Ă©crit Ă  la première personne du singulier, n’est pas, selon l’auteure, de nature autobiographique. Elle le dit dans un entretien Ă  la radio Divergence : « En fait, le livre ne raconte pas la vie de la narratrice, mais plutĂ´t la narratrice raconte ce Ă  quoi elle assiste, dans son pays, et depuis la rĂ©volution. Donc, ce premier roman est basĂ© sur des faits rĂ©els. Tous les Ă©vènements qui sont racontĂ©s dans le livre se sont passĂ©s, tels quels, ils sont rĂ©els. Mais cependant, le livre n’est pas un livre autobiographique car le livre, encore une fois, ne raconte pas la vie de la narratrice » (Djavann, 2004).

 
[2] Les deux personnages quittent l’Iran enceintes Ă  la suite du viol collectif par les gardiens de la morale islamique Ă  Ispahan. Elles ont Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©es parce qu’elles s’étaient dĂ©chaussĂ©es après avoir beaucoup marchĂ©. C’est cet Ă©vĂ©nement traumatique qui dĂ©termine l’immigration.  Comment donne un rĂ©cit très rĂ©sumĂ© de ce qui s’est passĂ© entre le viol et l’arrivĂ©e Ă  Paris : le dĂ©part autorisĂ© par le père, le sĂ©jour Ă  Istanbul, au dĂ©but duquel elle a avortĂ© et son père est dĂ©cĂ©dĂ©, le travail Ă  la clinique, l’accès Ă  l’universitĂ©. Par contre, Je ne suis pas en prĂ©sente un rĂ©cit très dĂ©taillĂ© et y ajoute de nouveaux Ă©lĂ©ments Ă  contenu sexuel qui sont absents du roman de 2006 dont le ton est pudique, voire chaste : c’est Ă  peine que l’attirance de Roxane pour un jeune homme corĂ©en son voisin est mentionnĂ©e ; elle tombe enceinte Ă  la suite du viol collectif pendant lequel elle Ă©tait « absente Ă  son corps ». De son cĂ´tĂ©, Donya abandonne le mari Ă  TĂ©hĂ©ran, pratique la prostitution, rompt avec le fiancĂ© londonien, voyage en Bulgarie dans des bus de passe (pour renouveler sa carte de sĂ©jour), passe la nuit dans un hĂ´tel de passe Ă  Sophia, travaille comme danseuse orientale dans un bar ; elle n’était pas enceinte des gardiens de la morale islamique mais de son copain ; pendant le viol elle n’était pas absente Ă  son corps. 
[3] À partir de la pratique médicale sur les malades indigènes qu’il recevait, Franz Fanon a pris conscience que leur mal et leur souffrance (leur étouffement) provenaient de la négation de leur identité culturelle. Chez Djavann, c’est l’identité culturelle qui étouffe la marge de non-identité.

 
[4] Outre l’institutionnalisation de l’infériorité du genre féminin mis sous tutelle masculine, le régime totalitaire d’Iran défend d’afficher le moindre signe de bonheur, joie, plaisir, satisfaction. La vie privée est une affaire politique, une affaire d’État, et les gens sont humiliés dans leur vie la plus intime. La sexualité des femmes est strictement surveillée. Les petites filles portent le voile dès l’âge de 5-6 ans et les filles se marient dès l’âge de 9 ans. Le divorce et la garde des enfants est un privilège des hommes. La polygamie est acceptée. Les femmes adultères sont lapidées ou pendues. La vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme sur le plan criminal; le témoignage d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme sur le plan juridique. Les droits des femmes iraniennes (étudier, travailler, voter, conduire) ont été acquis au temps du Chah.
[5] Montesquieu et le psy jouent le rĂ´le du Père symbolique : Roxane s’adresse Ă  Montesquieu comme Ă  son « cher gĂ©niteur » car elle se prend pour le personnage de Roxane des Lettres persanes. Montesquieu est un père transcendent, symbolique, purement littĂ©raire ; alors que le psy est lĂ , physiquement prĂ©sent, mais il ne rĂ©pond pas ou Ă  peine. Chacun reprĂ©sente le symbolique, le langage soustrait Ă  sa fonction de communication.

 
[6] Dans La muette (2008), le rĂŞve d’abolir son passĂ© et son identitĂ© iranienne, est figurĂ© par le dispositif de l’énonciation du roman. L’auteur textuel, Chahdortt Djavann, ne fait qu’éditer le journal de Fatemeh, une adolescente iranienne condamnĂ©e Ă  la peine de mort par pendaison, accusĂ©e d’avoir tuĂ© son mari et sa fille. Djavann reçoit dans sa boĂ®te aux lettres le journal Ă©crit en persan (document original) avec sa traduction en français, et d’une lettre de la traductrice demandant sa publication. « Ces pages noircies de mots Ă©trangers qui m’échappaient complètement m’ont envahie d’une oppression peu commune. (…) J’ai lu la version française d’une seule traite, puis repris en main le cahier. Je l’ai feuilletĂ© page par page, faute de savoir les lire » (2008 : 10-11). Au lieu de disjoindre l’instance narratrice en une narratrice 3e personne et une narratrice 1e personne (comme c’est le cas dans les romans de 2006, 2011 et 2013), Djavann disjoint ici l’auteur en traducteur et Ă©diteur. Cette disjonction lui permet de se mettre en fiction comme une femme française qui ne parle ni ne lit le persan, pour qui le persan est une langue Ă©trangère. Elle se rĂŞve comme n’étant pas iranienne, n’ayant pas d’origine iranienne. Contrairement Ă  Satrapi, Djavann ne dit pas : « je suis iranienne et fière de l’être ». Ce qu’elle dit c’est justement qu’elle n’est pas fière du tout d’être iranienne.

 
[7] Ce manifeste constate que la littérature en français, produite non seulement par des auteurs français ou issus des ex-colonies françaises (les auteurs francophones), mais issus aussi d’autres pays hors du contexte de la décolonisation, comme c’est le cas de Djavann possède une ampleur transnationale ou post-nationale (globale).