Pulsions d'Ă©criture
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"Une paire de pantoufles rouges"
John Patin
CâĂ©tait en 1935. Papa venait de mourir.
Il venait de mourir et il se trouvait dans le salon de notre maison Ă la ferme. Il nây avait pas de maisons funĂ©raires en ce temps-lĂ ; tout le monde Ă©tait donc venu chez vous.
Et moi, jâavais une dĂ©cision importante Ă prendre. JâĂ©tais toute seule sur la galerie de la ferme cet aprĂšs-midi-lĂ , perdue dans mes pensĂ©es quand jâai entendu claquer la porte, celle de la cuisine, avec la moustiquaire. Moman Ă©tait venue me parler. Mais moi, je nâai pas bougĂ©, et nous sommes restĂ©es quelques moments dans le silence.
Quand Moman mâa enfin parlĂ©, elle mâa dit : « Il est lĂ , tu sais. »
Je savais bien de qui il s'agissait, mais je lui ai quand mĂȘme demandĂ© qui.
« M. Praszynski » elle a répondu.
« Moi, je nâai rien Ă voir avec ce pollack-là » jâai fait.
« Il est venu présenter ses respects. »
« Et, donc ? »
« Il a demandé si tu étais là . »
« Si jâĂ©tais lĂ ? Quel idiot⊠mais il est chez moi, non ? Câest notre maison Ă nous. Câest Papa qui est dans le cercueil. Si jâĂ©tais là ⊠»
« Italia⊠Il est gentil, cet homme. »
« Mais Ă quoi ça sert d'ĂȘtre gentil ? Tu ne le comprends mĂȘme pas ce Slave ; il ne parle pas français et toi tu ne comprends pas l'anglais. »
« Mais ça se voit quâil est gentil, câest son air, » elle a insistĂ©.
« Il ne me connaßt pas. »
« Il te connaĂźt assez. Et il tâaime bien assez. »
Je me suis tournĂ©e vers ma mĂšre pour la premiĂšre fois de la journĂ©e, et je l'ai regardĂ©e. Elle avait lâair faible, crevĂ©, mais obstinĂ©. Elle nâallait pas arrĂȘter de mâembĂȘter jusquâĂ ce que je passe le bonjour Ă ce boche.
Elle a continuĂ© : « Papa est mort. Moi, Italia, je vais finir par mourir. Plus tĂŽt que tard, tu sais. Et puis, quâest-ce que tu vas faire ? Tu vas ĂȘtre toute seule ? Mais non, tu vas rester ici et vivre avec Doria. »
J'ai réalisé avec horreur que Moman avait raison.
Doria le mĂ©chant, le dĂ©testable, le caca diable ; Doria le dixiĂšme â moi le onziĂšme â des treize enfants, lâinsupportable, le fou, le vilain petit canard des Judice ; Doria qu'on avait rebaptisĂ© Doc parce que, quand il Ă©tait petit, il jouait au "dentiste" en mettant du papier dâaluminium dans nos bouches avec de la merde des poulets comme colle.
Et mĂȘme maintenant, mĂȘme Ă lâĂąge de trente-cinq ans, il avait gardĂ© ce surnom: Doc. Comme sâil Ă©tait toujours une canaille. Lui, il reprĂ©sentait lâautoritĂ©. Comme Moman disait, « Si Doria dit que câest bleu, mĂȘme si câest noir, câest bleu. » Et puis, il y avait moi⊠Lui et moi, les deux derniers cĂ©libataires de la famille, les deux qui resteraient ensemble, adultes sans pĂšre ni mĂšre.
Oui, Moman avait bien raison.
MĂȘme s'il Ă©tait diffĂ©rent de nous, câest vrai que le Polonais Ă©tait gentil. Sa famille avait quittĂ© la Pologne pour Ă©migrer dans le New Jersey. Il avait grandi et passĂ© presque toute sa vie lĂ -bas. Moi, jâai quittĂ© l'Ă©cole aprĂšs huit ans d'Ă©tudes, mais c'Ă©tait assez pour apprendre l'anglais, alors la langue n'Ă©tait pas une barriĂšre pour nous. Cependant, lui, le Polonais, Ă©tait beaucoup plus jeune que moi â jâavais 33 ans, lui 26 â et on disait tout le temps quâil Ă©tait beau, mais la beautĂ©... peu importe !
JusquâĂ ce moment-lĂ sur la galerie, avec Moman, jusquâĂ ce que je me retrouve Ă veiller le corps de Papa, je ne lâavais jamais prise au sĂ©rieux, la vie conjugale.
Les mois qui ont prĂ©cĂ©dĂ© la mort de Papa, je le voyais souvent, ce John Praszynski. Il Ă©tait mĂȘme venu plusieurs fois au magasin dans la grand-rue de la ville oĂč je travaillais comme vendeuse et couturiĂšre, mais je refusais de le servir. Il avait demandĂ© aprĂšs moi Ă mon patron. Je n'avais pas rĂ©agi ; la seule chose que je voulais faire, c'Ă©tait lâignorer.
La premiĂšre fois que John mâa rendu visite Ă la ferme, câĂ©tait un dimanche. Il est venu avec Mac, le mari de mon amie Alice, qui connaissait bien Papa et qui venait de Tennessee et ne parlait pas français, lui non plus. Papa et moi, on Ă©tait sur la galerie, sous le store, dans des chaises qui nous berçaient. Papa les a reçus et Moman mâa demandĂ© de leur servir de la glace, parce quâon avait de la glace dans la cuisine, et quâils auraient bien aimĂ©, pensait-elle, en manger. Mais je ne lâai pas fait. Pour ne pas quâils reviennent, je ne voulais rien leur donner, je voulais quâon me laisse tranquille. Parce que John et Mac Ă©taient de bons amis, quand John est revenu tout seul nous rendre visite, mon pĂšre lâa accueilli chez nous comme si ce nâĂ©tait rien. CâĂ©tait normal, on nâa pas trouvĂ© ça bizarre. Mais aprĂšs quelques temps, il a commencĂ© Ă nous rendre visite rĂ©guliĂšrement, un peu trop souvent, Ă mon goĂ»tâŠ
Je me suis rappelée tout cela, et j'ai dit à Moman « Bon. Dis-lui de venir me parler ici. »
Quand John est entrĂ© sur la galerie, il portait un joli costume comme toujours (on disait tout le temps que câĂ©tait un homme bien habillĂ©). Il mâa prĂ©sentĂ© ses condolĂ©ances, et jâai rĂ©pondu en prononçant un « Well thank you, Mr. Praszynski » tout Ă fait poli, puis il mâa dit quâil ne voulait pas me dĂ©ranger, mais il mâa ensuite demandĂ© sâil pouvait revenir me voir le lendemain. Jâai acceptĂ©.
En homme de parole, il est revenu le lendemain, et le jour d'aprĂšs, et le jour d'aprĂšs, jusquâau jour oĂč je nâhabitais plus la ferme de ma famille, mais une jolie petite maison en ville que John avait achetĂ©e. CâĂ©tait une toute petite fĂȘte ; on n'Ă©tait pas nombreux Ă la cĂ©rĂ©monie : le PĂšre Amel, les tĂ©moins : ma sĆur cadette Mina et son fiancĂ© Henri, John et moi : vĂȘtue en tailleur gris avec une paire de pantoufles rouges.
Quand jâai annoncĂ© la nouvelle Ă Moman que je mâĂ©tais mariĂ©e, pauvre Moman qui avait bien raison de penser qu'elle mourrait bientĂŽt puisqu'elle nous a quittĂ© peu de temps aprĂšs la disparition de Papa, elle mâa dit, « Je crois que tu as pris la bonne dĂ©cision, Italia. »
***
Puis, John est parti pour six mois. Il habitait une ville qui sâappelle Salinas, en Californie, il mâenvoyait des cartes postales californiennes presque chaque jour et personne dans la ville ne savait que je mâĂ©tais mariĂ©e... sauf bien sĂ»r Zerben, mon patron, qui voyait arriver quotidiennement ces cartes postales au magasin oĂč je travaillais et Ă qui j'avais racontĂ© la vĂ©ritĂ©.
Ce maudit Doria, il a fini par acheter sa propre maison en ville, pas trop loin de la nĂŽtre. Je visitais souvent sa maison, et je rĂ©flĂ©chissais Ă comment jâavais Ă©chappĂ© de trĂšs peu une vie dans cette maison avec mon frĂšre aĂźnĂ©. Quand John est rentrĂ© de Californie, nous sommes partis pour la grande ville, la Nouvelle-OrlĂ©ans, oĂč j'ai mis au monde John Steven, mon premier enfant. Mais avant de quitter ma ville natale, nous sommes passĂ©s chez Doria une derniĂšre fois pour lui dire au revoir. Mon frĂšre avait l'air sĂ©rieux et pensif pendant notre visite. Puis dans la voiture, John semblait s'inquiĂ©ter pour Doria et il s'est demandĂ© Ă haute voix qui va prendre soin de lui. J'ai dit que Doria est un homme adulte et qu'il se dĂ©brouillera fort bien par lui-mĂȘme. Mais il faut dire en toute franchise que je pensais souvent Ă mon frĂšre ; surtout je me demandais s'il jouait toujours avec des crottes dâoiseaux.
âAmarante en Mainâ
Philip Keel Geheber
I
Mon grand-pĂšre nâa jamais voyagĂ© en Amazonie, mais il a travaillĂ© Ă la main les bois qui venaient de lĂ -bas. Quand je regarde lâappui de la fenĂȘtre au-dessus de lâĂ©vier, je vois la derniĂšre chose qui me reste de lui : une petite boule en amarante. Amarante, on lâappelle aussi amendoim, peltogyne, ou cĆur pourpre Ă cause de sa chair couleur sanguine. Il est lâun des plus durs et des plus solides bois du monde. On le trouve au BrĂ©sil, au Panama, au Suriname et en Guyane. Mon grand-pĂšre nâa pas vu ces lieux ; il nâa pas vu les peltogynes vivants ; il nâa pas vu les forets dâAmazonie. Il ne sait rien de ce monde, mais, grĂące Ă ses mains, sait lui redonner forme et vie. Je tiens mon surnom dâun homme qui, sur son tour, transforme des bois rares en objets du quotidien.
II
Au Surinam, les peltogynes peuvent atteindre cinquante mĂštres de hauteur. Leurs troncs font environ cent cinquante centimĂštres de diamĂštre. Ces grands arbres se balancent au vent. On voit glisser leurs petites fleurs blanches lorsque le soleil se couche. Ils sont comme des rois, ces arbres, au bord de la riviĂšre, jusquâau moment oĂč les bĂ»cherons les fauchent avec leurs tronçonneuses tournantes, les coupent et les crĂšvent sans pitiĂ©. Avec, ils font des bĂ»ches pourpres qui illuminent la forĂȘt. Un homme enregistre les bĂ»ches dans un journal de bord, les hĂ©lices tournent, le bois part dâAmĂ©rique de sud pour lâAmĂ©rique du nord, il quitte les tropiques pour un autre climat, pour un autre but.
III
Parfois, mon grand-pĂšre nous emmenait, mon frĂšre et moi, chez le marchand de bois de Ponchatoula. On suivait la route qui enjambait la Tickfaw RiviĂšre, on traversait les marĂ©cages verdoyants et moussus. A lâaube, on voyait sâenvoler les aigrettes et les hĂ©rons, on les regardait voler au-dessus de la route, aller dans notre direction, ou dĂ©crier des cercles, plus haut, toujours plus haut vers le soleil qui les aimantait. Je me souviens de cette route. Je me souviens quâon se disait « Ponchatoula », comme un code secret entre nous. Quand on atteignait lâentrepĂŽt, mon grand-pĂšre nous laissait courir entre les rangĂ©es de bĂ»ches. Et, alors, je lançais Ă mon frĂšre : « Aaron, trouvons la plus belle bĂ»che » ou encore : « Aaron, dĂ©couvrons le bois le plus cher ! »
Un jour que mon grand-pĂšre, en quĂȘte dâun matĂ©riau prĂ©cieux, demandait conseil au marchand, il fut attirĂ© par un bois de couleur pourpre. « Monsieur, quâest-ce que câest ? » « Oh ça » rĂ©pondit le vendeur de bois, « On lâappelle amarante, câest du pourpre riche, le cĆur de pourpre. » Mon grand-pĂšre a commandĂ© deux bĂ»ches et on a rĂ©pĂ©tĂ© « Amarante ». On Ă©tait fiers, ce jour-lĂ , de notre achat. Grand-pĂšre roulait et nous, on faisait tourner le mot amarante dans nos bouches.
IV
Le tour toussotait constamment. Tous les aprĂšs-midis, dans son atelier, mon grand-pĂšre travaillait au tour, tournant le bois, le bois tournant au tour, transformant des billes en boules, en petites boules de bois dâamarante. Les tronçons diminuaient, la poussiĂšre de pourpre grandissait. Lâodeur de la sciure se mĂ©langeait Ă celle du tabac. Mon grand-pĂšre continuait ses tours de magie
V
Chez mes grands-parents, on a des boules partout : sur la table, dans les toilettes, sous le bar, dessus lâĂ©vier, dans les placards, dessous lâescalier. En chĂȘne, en acajou, en teck, en bois de zĂšbre, en Ă©rable, en frĂȘne, en bouleau, en noyer, en peuplier, en hĂȘtre, en cerisier, en cĂšdre, en ciguĂ«, en cyprĂšs, en aulne, en olivier, et surtout en amarante, les boules remplissent la maison.
Elles avaient des formes jamais vues nulle part : nouvelle taille, nouvelle profondeur, bois rare, lignes, angles, et courbure singuliĂšres. Chaque boule Ă©tait unique.
Un jour de 24 dĂ©cembre, chez mes grands-parents, on sâest offert des cadeaux quâon a dĂ©ballĂ©s en famille. CâĂ©tait une nuit froide, on buvait les chocolats chauds avec de la crĂšme sucrĂ©e et on Ă©coutait les chants de NoĂ«l Ă©lectroniques de Mannheim Steamroller, le groupe prĂ©fĂ©rĂ© de mon grand-pĂšre.
Mon grand-pĂšre tend une petite boite Ă ma mĂšre.
« Tu sais ce quâil y a dedans ? »
« Je suppose que oui ».
âNon, on a rĂ©torquĂ©, nous autres, comme un seul chĆur.
Le papier cadeau a bruit. Maman a ĂŽtĂ© le couvercle de la boĂźte pour nous montrer le pourpre profond de la nouvelle petite boule. Nous lâavons admirĂ©e et quelquâun a demandĂ© quel Ă©tait le nom du bois qui donnait cette couleur si charmante.
Jâai regardĂ© mon frĂšre et, ensemble, on a lĂąchĂ© : « amarante». Ma mĂšre a fait passer la boule afin que tout le monde, dans la salle, puisse la faire tourner et la contempler.
VI
Câest ma grand-mĂšre qui nous a appris la nouvelle. Grand-pĂšre Ă©tait malade. Il avait un cancer et ce cancer grandissait, serrait fort ses nerfs et encerclait sa colonne vertĂ©brale depuis des mois. On est allĂ©s Ă lâhĂŽpital, on a couru dans des couloirs clairs et blancs, longĂ© des charriots dâinstruments en acier inoxydable qui rĂ©flĂ©chissaient lâillumination tranchante, on a poussĂ© des portes battantes, on a respirĂ© lâair antiseptique, mais on nâa pas eu le temps.
Grand-pĂšre a tournĂ© ses yeux vers la fenĂȘtre, une derniĂšre fois.
Je nâavais jamais vu la mort. Je me suis retournĂ© vers mon pĂšre qui pleurait.
VII
Quand je fais le mĂ©nage, il mâarrive de dĂ©poussiĂ©rer ma boule. Je la soulĂšve, je lâastique, je la retourne. Je lis, gravĂ© dans le bois : « DWG â91 AMARANTH ». Je prononce le nom de mon grand-pĂšre, je rĂ©pĂšte le mot « amarante » trois fois et replace la boule au-dessus de lâĂ©vier.
"QUE RESTE-T-IL DE MOI ?"
Lise Ekani
Il Ă©tait environ onze heures quand mon partenaire Ryan et moi avons Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©s sur le lieu du crime. Le corps dâune jeune fille venait dâĂȘtre dĂ©couvert dans le parc. Pour moi, ce nâĂ©tait quâune nouvelle enquĂȘte. Jâavoue que jâĂ©tais de trĂšs bonne humeur. La date de mes vacances approchait. Jâavais besoin de voir la mer, jâavais envie de faire des rencontres. Et pourquoi pas, qui sait, trouver lâamour.
Des policiers et une poignĂ©e de curieux Ă©taient dĂ©jĂ dans le parc lorsque nous sommes arrivĂ©s. La victime Ă©tait couchĂ©e sur le ventre au milieu de la pelouse et lâon apercevait Ă peine son visage dissimulĂ© par une abondante chevelure. Elle semblait dormir dâun sommeil profond, indiffĂ©rente au brouhaha. FrappĂ© par cette quiĂ©tude, personne nâosait sâapprocher. Chose vraiment Ă©trange dans les cas dâhomicide oĂč, gĂ©nĂ©ralement, on cherche à « dĂ©voiler » la victime et Ă lui attribuer une identitĂ© assez rapidement.
Enfin, on retourna le corps et un silence de cimetiĂšre envahit le parc, du moins câest ce quâil mâa semblĂ©. Je suis restĂ©e sans voix et mes jambes avaient du mal Ă me porter et puis, plus rien. Un trou noir. Plus tard, quand je me suis rĂ©veillĂ©e, jâĂ©tais allongĂ©e et mes collĂšgues autour de moi me questionnaient. Et soudain, tout mâest revenu. Cette jeune fille Ă©tendue sur cette pelouse, câĂ©tait mon portrait, trait pour trait. La victime, câĂ©tait moi, mon sosie ou ma jumelle, peu importe ! Une nouvelle vie commençait, avec une moi vivante et une moi morte.
Maya nâarrivait pas Ă trouver le sommeil. Elle songeait Ă tout ce qui sâĂ©tait passĂ© ces derniers jours. Elle se repassait les Ă©vĂšnements qui lâavaient conduit loin de lâAmĂ©rique, dans cette terre inconnue quâĂ©tait encore, pour elle, lâAfrique.
Il faisait un peu frais. Elle sâenveloppa dans un chĂąle que lui avait donnĂ© sa grand-mĂšre et attacha ses longs cheveux. Ce nâĂ©tait pas sa vraie grand-mĂšre. CâĂ©tait la dame qui sâoccupait dâelle lorsquâelle Ă©tait petite et que ses parents allaient travailler. Mais, maintenant, Maya avait une nouvelle famille. Depuis quelques jours, elle appartenait Ă une famille africaine modeste, un clan qui Ă©tait tout Ă©mu de la revoir, malgrĂ© lâodeur de deuil qui flottait partout. Elle Ă©tait lĂ , chez eux, parce quâelle nâavait pas eu le choix. Il avait fallu franchir le pas, refaire Ă lâenvers le chemin dâAlima et dĂ©couvrir les secrets enfouis.
AprĂšs la dĂ©couverte du corps dâAlima, Ă©trangement si semblable Ă moi, jâavais voulu en savoir plus. Non, si je dois ĂȘtre sincĂšre, mĂȘme avant cela, je me posais des questions. Je voulais savoir qui jâĂ©tais. Câest cette enquĂȘte qui mâa rĂ©vĂ©lĂ© mon histoire.
Lâhistoire Ă©tait triste et compliquĂ©e. Alima et moi Ă©tions les fruits des Ă©garements de mon pĂšre en Afrique. Ne pouvant pas avoir dâenfant, ma mĂšre avait suppliĂ© notre mĂšre naturelle de lui confier ses petites jumelles afin quâelles les Ă©lĂšvent comme les siennes. Notre mĂšre avait catĂ©goriquement refusĂ© et ma mĂšre Ă©tait rentrĂ©e en AmĂ©rique, rĂ©signĂ©e. Quelques mois plus tard, mon pĂšre lâavait rejointe, avec moi dans ses bras. Je savais que jâavais Ă©tĂ© adoptĂ©e, puisque je suis couleur caramel et, eux, blancs.
Non ! Cela nâĂ©tait pas possible ! Alima, la morte, Ă©tait ma sĆur jumelle.
Jâai criĂ© aprĂšs que ma mĂšre, si tendre, si douce, si parfaite, mâait tout avouĂ©, et je lâai traitĂ©e de tous les noms. Elle pleurait, elle sâexcusait, elle me disait quâelle avait soupçonnĂ© un enlĂšvement, mais le dĂ©sir de maternitĂ© avait pris le pas sur ses doutes et la routine sâĂ©tait installĂ©e. VoilĂ comment je suis devenue Maya Miller, vingt-six ans, AmĂ©ricaine, fille de John et de Sarah.
Je suis partie de la maison et jâai laissĂ© ma mĂšre, dĂ©vastĂ©e et seule. Mon pĂšre Ă©tait mort il y a quelques annĂ©es.
Le test ADN corroborait lâhistoire de la mĂšre de Maya, les enquĂȘtes menĂ©es avançaient Ă pas de tortue. On savait que lâinconnue retrouvĂ©e dans le parc sâappelait Alima Evina, quâelle Ă©tait entrĂ©e aux Etats-Unis avec un visa Ă©tudiant. Rien de plus. MalgrĂ© des heures et des heures dâenquĂȘtes, personne nâĂ©tait en mesure de nous fournir dâautres renseignements, de trouver les causes de sa mort, mort naturelle selon lâautopsie. LâenquĂȘte Ă©tait close. Si aucune famille ne rĂ©clamait son corps, Alima Evina serait enterrĂ©e sur le sol amĂ©ricain, avec pour seuls tĂ©moins, des curieux.
Maya Ă©tait en Ă©bullition. Lâhistoire de sa sĆur, sa jumelle, Ă prĂ©sent contenue dans un carton, se rĂ©sumait donc Ă un passeport, un pagne, des bijoux, un sac Ă main, des devises amĂ©ricaines et Ă©trangĂšres, une photo de famille : Alima, Maya et leurs parents, et un roman de Colleen McCullough, Les oiseaux se cachent pour mourir, dont Maya possĂ©dait la version anglaise, cadeau de son pĂšre. Elle devait agir, tenter quelque chose. Sinon, ce serait la fin. Elle coulerait avec Alima, et on lâenterrerait elle aussi.
Jâai rĂ©clamĂ© le corps dâAlima, et contactĂ© directement la famille, sa famille, notre famille par le biais de lâambassade. Jâai vidĂ© mon compte bancaire, bradĂ© mon hĂ©ritage, jâai pris juste le nĂ©cessaire et je suis partie sans dire aurevoir. A qui aurais-je fait mes adieux ? A lâAmĂ©rique ? Si hautaine et indiffĂ©rente. A ma mĂšre ? Cette Ă©goĂŻste. A qui ?
AprĂšs de longues heures de vols et de connections, Alima et moi sommes enfin arrivĂ©es. Ils Ă©taient tous lĂ pour nous accueillir, certains riaient, dâautres pleuraient, beaucoup dâĂ©motions et surtout quelle chaleur, malgrĂ© la brise. Je ne connaissais personne, Ă lâexception dâun oncle avec lequel jâavais communiquĂ© avant le voyage. On mâembrassait, me touchait, me questionnait, jâĂ©touffais mais je ne suffoquais pas. Ils voulaient savoir. Moi aussi je voulais savoir. Tout le monde voulait savoir, mais qui allait commencer Ă narrer en premier ?
Au bout du compte : le silence. Nous sommes tous restĂ©s muets pendant des heures parce que ne pas dire, câest dire, et que dans cette Afrique qui coule en moi, la prise de parole relĂšve de tout un cĂ©rĂ©monial. Jâai Ă©tĂ© patiente et jâai posĂ© toutes les questions. Jâai Ă©tĂ© patiente, oui, et jâai reçu des rĂ©ponses, fracturĂ©es, parfois, mais enfin, je pouvais fouler la terre de mes ancĂȘtres et cette sensation-lĂ , il nây avait pas de mots pour la dĂ©crire.
On enterre Alima demain et je pense que tout le monde est en paix maintenant, elle peut reposer tranquillement auprĂšs des nĂŽtres et nous veillerons Ă ce que la flamme ne sâĂ©teigne jamais.
Alima a en effet Ă©tĂ© enterrĂ©e auprĂšs de sa mĂšre, morte plusieurs annĂ©es plus tĂŽt. Maya Ă©tait la curiositĂ©, et surtout lâattraction de la communautĂ©. Pour tous, câĂ©taient les ancĂȘtres qui avaient guidĂ© ses pas vers le village et, de cela, ils en Ă©taient reconnaissants, ils se sentaient bĂ©nis. Maya a Ă©tĂ© purifiĂ©e afin que lâesprit de sa sĆur disparue ne vienne jamais la hanter. On lui a fait ingurgiter un breuvage Ă base dâĂ©corces et on lui a aspergĂ© le corps. Elle se sentait libre, forte et soulagĂ©e, elle Ă©tait un « sac » dâĂ©motions. Beaucoup dâinformations en quelques jours. Il fallait dormir. Pour eux, Alima nâĂ©tait pas morte, elle Ă©tait juste lâinstrument, le sacrifice quâil fallait pour que Maya retourne vers les siens.
Mon pĂšre et ma mĂšre Ă©taient enseignants aux Etats-Unis et sâĂ©taient engagĂ©s comme missionnaires pour Ă©duquer et Ă©vangĂ©liser lâAfrique. CâĂ©tait un jeune couple que le dĂ©sir puis lâimpossibilitĂ© dâavoir des enfants avait divisĂ©. Seule lâidĂ©e dâune mission importante, Ă©duquer de jeunes africains, les rapprochait. Ils y avaient investi toutes leurs vies et sây donnaient Ă fond. Notre mĂšre faisait partie de leurs premiĂšres cuvĂ©es et ils en Ă©taient fiers. Elle sâĂ©tait rapprochĂ©e de plus en plus du couple et de leur Ă©glise et avait crĂ©Ă© une chorale qui animait les cultes. La suite, vous la connaissez et, selon les dires de ma grand-mĂšre, notre mĂšre Ă©tait Ă©perdument amoureuse de notre pĂšre. Elle pense que le dĂ©part de ce dernier, surtout avec moi, a prĂ©cipitĂ© sa mort. Le scandale de la grossesse de notre mĂšre et surtout la naissance de ses deux bĂ©bĂ©s « blancs » ont Ă jamais scellĂ© le sort de lâĂ©cole et celui de lâĂ©glise du village. Tous les missionnaires sont partis et mon pĂšre mâa kidnappĂ©e. Notre mĂšre nâa jamais pu refaire sa vie. Qui aurait encore voulu dâune femme marquĂ©e au fer rouge ?
Elle a Ă©levĂ© Alima afin quâelle aille, un jour, en AmĂ©rique retrouver cette autre famille. Alima a presque rĂ©ussi. Comme jâaurais aimĂ© la connaĂźtre, discuter avec elle, me retrouver en elle. Est-il trop tard ? ApaisĂ©e et plus sereine, je vais appeler ma mĂšre pour lui dire, pour lui raconter, pour quâelle sache. De toutes les façons, elle en a aussi besoin, comme nous tous dâailleurs.
Je regarde le village et je le trouve diffĂšrent de toutes les idĂ©es reçues sur lâAfrique, lâair y est pur et la brise fait du bien. Alima mâa ramenĂ©e vers les miens et, petit Ă petit, mes racines prennent possession de moi. Je le lui dirai, Ă ma mĂšre, que je ne rentre plus, je nâirai plus vers les murs de bĂ©ton et la froideur, je vais mâengloutir dans la terre africaine et rester dans la chaleur de ses mamelles. Je nâavais que ces quelques indices et un pagne, un nom pour la retrouver, les retrouver. Je ne parle pas encore la langue mais jâapprendrai. Je donnerai aussi vingt-six annĂ©es Ă lâAfrique, comme jâen ai donnĂ© Ă lâAmĂ©rique. Et si lâheure de rejoindre Alima et notre mĂšre sonne, je serais ravie de les rejoindre parce que je sais quâelles mâauront rĂ©servĂ© une place auprĂšs de nos ancĂȘtres.
Je suis enfin en paix.
"Belle et rebelle"
Mathilde PointiĂšre
Ma chĂšre,
Comment vas-tu ? Es-tu prĂȘte pour les fĂȘtes ? Tu es si belle Ă cette pĂ©riode. Bien sĂ»r tu es toujours belle ! mais avec les fĂȘtes, tu as ce petit quelque chose en plus, ces lumiĂšres qui sâilluminent en toi. Pour NoĂ«l, tu es toujours la plus radieuse.
As-tu reçu mes lettres ? Jâen ai Ă©crit beaucoup, bien plus que je nâen ai envoyĂ©es. Mais je nâai jamais reçu de rĂ©ponse ! Est-ce que tu ne voulais pas mâĂ©crire ? Ou alors je me suis dĂ©placĂ© trop souvent. AprĂšs toi, tu sais, câest bien difficile dâen trouver une autre qui soit capable de me garder bien longtemps.
Cela fait des semaines que je cherche mon petit livre bleu, est-ce que câest toi qui lâas ? Tu sais, celui quâon avait trouvĂ© dans la petite librairie prĂšs du port, ce jour oĂč on sâĂ©tait baladĂ© des heures au soleil. Je ne sais plus oĂč il est, enfin si câest toi qui lâas, ça ne me dĂ©range pas.
Tu me manques. Est-ce que je tâai manquĂ© aussi ? Non, ne rĂ©ponds pas, jâai peur de savoir. Tu mâas dĂ©jĂ fait trop mal, pas la peine dâen rajouter. Est-ce que tu te souviens au moins, de tout ce que tu mâas fait ? De tout le mal que tu mâas fait ? Je suis sĂ»re que lĂ , tu fais lâinnocente, comme si tu ne savais pas de quoi je parlais. Je te connais trop bien ! Moi je nâai pas oubliĂ©. Je nâai pas oubliĂ© comment tu mâas trahi.
Tu mâas vu grandir, tu savais tout de moi. Tu Ă©tais lĂ quand je grimpais dans les arbres et quand je courrais sur la plage. Dâailleurs, tu sais peut-ĂȘtre trop de choses ; câest toi qui connais tous mes secrets !! Ma meilleure amie, mon refuge. Tout le monde pensait quâon serait ensemble pour toujours, on sâentendait si bien. Toi et moi, on aurait pu avoir une belle vie ensemble. Moi je voulais quâon les fasse ensemble ces voyages.
Mais tu as tout foutu en lâair !!! Comment as-tu pu me faire ça ? Comment as-tu pu les laisser mâattaquer, me mettre Ă terre ? Toi, censĂ©e ĂȘtre ma gardienne, tu ne mâas pas protĂ©gĂ© !! Tu es restĂ©e lĂ Ă regarder sans rien faire. Alors oui ! bah oui, je suis parti ! Quâest-ce que tu voulais que je fasse dâautre ? Tu mâas laissĂ© tomber, alors je tâai quittĂ©e !
Est-ce que ce nâĂ©tait pas ton rĂŽle pourtant, de me protĂ©ger ? Si je ne peux pas avoir confiance en toi, alors en qui ? Et puis, tu en as dĂ©fendu dâautres avant moi, alors pourquoi pas moi ? Ma belle, on la connaĂźt tous ton histoire. On en est fier en plus, moi et tous les autres. Ahh, ce quâon aime dire quâon te connaĂźt. « La plus belle de toute la cĂŽte ouest, et la plus forte aussi, oui, câest avec elle que jâai grandi ! », câest ce quâon dit tous. Et Ă ceux qui ne savent pas, on raconte comment il y a bien longtemps tu as dĂ©fendu ceux qui Ă©taient menacĂ©s de mort parce quâils nâavaient pas les mĂȘmes croyances. On explique comment tu as dĂ©fiĂ© lâautoritĂ© et comment tu as abritĂ© tout ce monde derriĂšre tes remparts, le plus longtemps que tu as pu. Tu les as protĂ©gĂ©s, et tu en as sauvĂ©s beaucoup.
Ahh, ce quâon est fier, et moi le premier !! Partout oĂč je vais, je parle de toi, je raconte Ă qui veut lâentendre que je te connais, je leur dis Ă tous que câest toi la meilleure. Je raconte notre histoire. Et parfois, je radote, jâoublie que jâai dĂ©jĂ tout dit, et je recommence. Et parfois je rencontre des gens qui tâont connue. Ils sont presque tous dâaccord avec moi, et ils aiment bien parler de toi, eux aussi. Mais ⊠pas tous. Ma belle, dans mes derniers voyages, vers le nouveau monde, jâen ai aussi rencontrĂ©s qui ne tâaiment pas trop. Qui ne tâaiment pas du tout dâailleurs.
Ils avaient des choses bien moches Ă dire sur toi. Mais pourquoi est-ce que tu ne mâas pas racontĂ© tout ça ? Tu as honte ? JâespĂšre bien, qui nâaurait pas honte Ă ta place ? Il paraĂźt que je ne suis pas le seul que tu as trahi. Mais alors si jâen crois leurs histoires, finalement je ne suis pas tant Ă plaindre ! LĂ -bas, ils racontent que tu as fait venir des gens chez toi, que tu les as forcĂ©s, mais que tu ne voulais pas les garder. Ils disent que tu les dĂ©racinais, quâils passaient par chez toi, comme une escale, et quâaprĂšs tu les envoyais en enfer.
Dis-moi, câest vrai tout ça ? Câest vrai que tu y as participĂ© Ă ce triangle de lâhorreur ? Au dĂ©but je ne voulais pas y croire. Non, impossible, elle nâa pas pu faire ça, je me disais. Et puis jâai bien dĂ» me rendre Ă lâĂ©vidence. Tu as fait toutes ces choses.
Ma belle, je voulais te dire que moi je te pardonne. Je te pardonne pour ce que tu mâas fait Ă moi, pour notre histoire. Je ne peux pas te pardonner pour lâHistoire, câest inexcusable ce que tu as fait. Mais, si tu le racontes, si tu es franche et que tu ne caches pas tes crimes, ça serait dĂ©jĂ bien. Raconte-les ; de la mĂȘme façon dont tu parles de tes exploits, parle de tes erreurs.
Allez ma belle, il est temps de te dire au revoir. Inutile de mâĂ©crire, je ne serai pas ici bien longtemps. Je suis en route, jâessaye de venir te voir, une derniĂšre fois.
Je tâembrasse.
M.
"łąâĂc°ùĂ©łŸČčČ”±đ"
Un conte Ă©crit par Jonathan ââferal opossumââ Mayers
CâĂ©tait la cuiller de Joseph Mayers, de qui mon deuxiĂšme prĂ©nom vient. Li, il a eu des amis Ă la plantation dans laquelle il a travaillĂ© comme un chef. Eux-autres Ă©tiont CrĂ©oles, pas seulement CrĂ©oles noirs, comme on connait asteur â non, câĂ©tait pas comme ça â mais, des CrĂ©oles comme la signification classique : les CrĂ©oles aviont lâhĂ©ritage francophone, Ă©tiont nĂ©s en Louisiane, et surtout aviont la peau de nâimporte quelle couleur. Des fois, Joseph cuisait pour eux aprĂšs une longue journĂ©e chaude, faisant du jambalaya aux saucisses dans sa grande chaudiĂšre. Celle-lĂ , principalement usĂ©e Ă son travail pour faire bouillir des cannes Ă sucre, a bien portĂ© un sacrĂ© tas de lâĂąme. CâĂ©tait tout noir et bien assaisonnĂ©, comme ça devrait ĂȘtre.
Oh, câest si sucrĂ©, cette eau Ă canne Ă sucre ! Plonge-moi donc encore dans cette confection confortable, mĂȘme affectueuse. Je serai plein de gras doux en tâaidant Ă enlever tout ce caca, Joseph ! Lorsque je me baigne dedans, on discutera comment le monde profitera de cette belle crĂ©ation dĂ©licieuse.
Laisse-moi vous dire, si vous-autres Ă©tait lĂ dans les clos de canne-lĂ , vous chercherait toujours un âtit brin de canne pour manger sous le soleil si chaud si brillant. Les amis de Joseph, les CrĂ©oles bonasses, lĂ -bas, Ă©tiont pas dans lâombre dâune couverture comme li avec cette cuiller et sa chaudiĂšre. Pour se soigner, eux-autres a foutument eu besoin de quĂšque chose bonne et plaisante lorsquâils cultivaient pendant la journĂ©e. QuĂšque chose qui les ferait content de tirer les cannes de la terre, bougre, pas juste pour faire un tas de dur labour pour le patron dâune plantation hors-lĂ en Pointe CoupĂ©e. Et cette cuiller-ci, faite en nickel, a absorbĂ© tous les esprits qui avaient dĂ©jĂ touchĂ© la terre oĂč les cannes Ă sucre Ă©tiont plantĂ©es pis cultivĂ©es.
Câest nous-autres ! Câest nous-autres dont le monde aura besoin pour les animer. On va les animer en mettant tout ce quâon a fait dans leur manger. Câtâaffaire, ce sirop avec la couleur brun dorĂ©, ce produit naturel des cannes Ă sucre, câest ça qui va les aider ! De ça, jâsuis sĂ»r !
Pooh ! Il y avait une fois que le patron Ă©tait foutument fĂąchĂ© parce quâil a remarquĂ© un des CrĂ©oles goĂ»tant un peu de la canne pis il est devenu comme un homme du vieux temps dâesclavage â rudement violent vers ceux qui lâauriont pas eu la permission ou le droit de goĂ»ter ses produits.
Joseph était aprÚs regarder ce qui se passait sur la galerie de la maison sur la plantation. Il a vu le patron fùché est aprÚs sortir son fusil de la boßte laquelle était placée auprÚs de la porte sur la galerie. Merde, quel vilain-là . On dirait la canne était un sisi-à -dents.
Ăa mâest Ă©gal que tu mâavais jettĂ© forcement dans la chaudiĂšre, ou mĂȘme mâes cognĂ© sur le cĂŽtĂ©. Il faut casser un Ćuf pour faire une omelette, nâest-ce pas ?
Tenant cette cuiller lourde dans sa main gauche, il a quittĂ© la chaudiĂšre oĂč il se trouvait et dont il Ă©crĂ©mait le gras doux en lâusant. Il avançait prudent vers le patron. MĂȘme comme le soleil Ă©tait aprĂšs jeter les raies fortes de la chaleur, cette cuiller restait froide lorsquâil traversait le chemin et marchait sur les chadrons. Et li, il Ă©tait aprĂšs suer comme un cochon. Joseph est montĂ© les escaliers de la galerie.
Câest bien ce quâon fait. On est aprĂšs aider tous les autres Ă devenir pleins de joie, contents, tout ça. Quoi tu crois, bougre ?
Le patron, aprÚs mettre en pointe le Créole préoccupé dans le clos de cannes, a enlevé son fusil.
Comme une planĂšte, une lune, mĂȘme un astĂ©roĂŻde, cette cuiller se tient en place jusquâĂ ce quâune force dĂ©clenche une rĂ©action. Ăa devient quĂšde. Ăa pivote rapidement vers du mou.
Paiyow! Le long fusil était tiré.
łąâiłŸ±èČ賊łÙ.
Il faisait comme lâĂ©tĂ© a visitĂ© le printemps, entourant lâair frais pis lâĂ©touffant en sirop chaud, cependant avec un goĂ»t de cuivre, pas de sucre.
Manquant le CrĂ©ole, la boule a passĂ© par le clos-ci, pis frappĂ© un chĂȘne vert au-delĂ la clĂŽture-lĂ .
Non, câĂ©tait pas comme ça.
Une vaillante jeune CrĂ©ole sâest jetĂ©e devant le CrĂ©ole, la cible. Les deux sont tombĂ©s icitte. La balle lâa traversĂ©e comme si elle Ă©tait un passe-lait.
Le monde avait peur du patron et de son fusil et quâelle Ă©tait morte, mais lĂ , dans ce clos et loin lĂ -bas sur la galerie, eux-autres avait vu la solidaritĂ©.
Tu crois ce que je crois, bougre ? Ouais, jâlâois sur ton visage que tu crois la mĂȘme chose que moi, Joseph. Câest lâĂ©crĂ©mage quâon fasse foutument bien !
"La bague"
Tara Smithson
Jâai lâimpression quâelle existe depuis toujours,
puisque personne dans la famille
nâarrive Ă me dire
lâĂąge ou lâorigine
de cette bague.
Petite, je la faisais valser entre mes doigts
un . . . deux . . . trois . . . quatre
chacun trop fin pour la tenir.
Jâadmirais ses motifs antiques
qui sâunissaient autour dâun bouquet de diamants :
un bout de brillance sur mes mains modestes.
Maintenant, elle orne lâannulaire de ma mĂšre,
mais la bague a connu dâautres mains
et dâautres mariages :
lâunion Ă©chouĂ©e des parents de mes parents
la complicité des grands-parents de mes grands-parents
coupée court par une crise cardiaque.
Lâun des deux est tombĂ©
et lâautre a suivi trois semaines aprĂšs,
mort dâun cĆur brisĂ©
Mais avant de briser le cĆur de son mari, Tom,
en lâassujettissant Ă une existence sans elle
Torie a cassĂ© le cĆur de sa sĆur, Mamie.
Une page du journal intime de mon arriĂšre grand-mĂšre rĂ©sume lâhistoire :
Avant de faire la connaissance de Maman,
mon pĂšre, Tom, faisait la cour Ă la sĆur de ma mĂšre, Mamie,
Il a remis Ă Tati Mamie
une belle bague diamant.
Ma mĂšre convoitait cette bague,
et crois-le ou non,
Torie a séduit Tom.
Elle lâa eu, et la bague aussi.
Comme post-scriptum Ă cette fin heureuse
Elle a ajouté une derniÚre phrase :
Tati Mamie ne sâest jamais remise,
et elle est restée célibataire toute sa vie.
Vieille fille
La premiĂšre fois
que jâai entendu cette expression
jâĂ©tais dans la salle de profs
pendant la pause de 10h05 Ă 10h20.
On Ă©tait dans la file dâattente, devant la machine Ă cafĂ©.
Jacques, un professeur dâhistoire-gĂ©o,
la cinquantaine,
décide de me donner un conseil.
Fais gaffe, il chuchote,
Dans ce métier, il y a beaucoup de vieilles filles.
Tournant le terme dans ma tĂȘte
je cherche son Ă©quivalent en anglais :
Old Maid.
Pour moi, câĂ©tait un jeu de cartes
pas une identité
Regarde Jacqueline, il poursuit,
en mâindiquant un professeur dâanglais
qui corrige des copies
Ă une table dans un coin de la salle.
Je me demande comment elle réagirait
si elle savait quâelle servait dâavertissement,
que la valeur de sa vie, pour lui,
se réduisait
Ă lâabsence dâune bague.
Mais je nâai pas peur de Jacqueline.
En France, je ne suis pas seule.
Je vis avec.
Je vis avec un homme.
Je suis la chérie de cet homme,
et jâai lâimpression que nous jouons au mariage.
Les factures arrivent toujours chez ses parents.
Ma mÚre est vaguement scandalisée.
A mon ùge, 22 ans, elle portait déjà la bague.
Un jour à la féria de Lunel,
Michel, le pĂšre de mon compagnon,
me présente à un de ses collÚgues
comme la fiancée de son fils.
Je sursaute.
Ce mot veut-il dire exactement la mĂȘme chose en français ?
Est-ce quâon peut ĂȘtre fiancĂ©e sans bague ?
Cinq ans plus tard
et six mois avant notre rupture
Mon chĂ©ri mâa posĂ© des questions sur la bague.
Il voulait respecter les coutumes.
Je suis Ă prĂ©sent une femme seule quand jâappelle ma sĆur.
Je suis dans une cabine téléphonique
dans la rue dâAlger Ă Montpellier
Ă 200 mĂštres de lâappartement
oĂč jâai jouĂ© au jeu du mariage.
Elle me raconte que son copain Matt lui avait posé la question tant attendue.
Trois ans quâils Ă©taient ensemble.
Mais avant que Matt ne lui demande
Ma sĆur lâavait interrogĂ© :
Combien dâanniversaires est-ce quâon va laisser passer ? Combien ?
Elle lâavait choisi il y a longtemps.
Elle voulait quâil la choisisse,
pour de bon, Ă son tour.
Il la rassure
Oui, il veut se marier avec elle.
La preuve ? Il a déjà choisi une bague.
Elle est au fond du tiroir Ă chaussettes
depuis quelques semaines.
Tu peux la voir, lâessayer
si tu veux, il lui dit.
Oui, elle le veut.
Ce nâest pas la bague de ma mĂšre.
Quand ma sĆur rentre du travail
elle sort la bague du tiroir pour la porter
pendant quâelle passe lâaspirateur.
Holly mâavoue plus tard quâelle croit
que notre mÚre était contrariée
parce que son beau-fils nâavait pas su lui demander la bague,
et parce que cette tradition nâavait pas continuĂ©.
Elle le constate avec une certaine fatalité.
Pour elle, la rupture avec la tradition est un fait accompli.
Elle suppose que je ne porterais jamais cette bague.
Peu de temps aprĂšs avoir fait la connaissance de son futur mari,
elle mâavait confiĂ© :
Il ne le sait pas encore,
mais un jour, on va se marier.
Le jour dit, je raconte cette histoire.
Quelques mois auparavant
on est passées chez le tailleur
pour raccourcir lâourlet
de la robe de mariĂ©e de ma sĆur.
La maison du tailleur est sombre, vétuste,
plein de vieux bibelots enrobés de poussiÚre.
La petite fille du tailleur entre dans la salle
ses Barbies derriĂšre elle.
Elle regarde ma sĆur dans sa dentelle, puis moi en denim.
Câest qui la plus grande ?
En apprenant que câest moi
elle se tourne vers sa grand-mĂšre
comme si je nâĂ©tais pas lĂ :
Mais je croyais que lâainĂ©e
devait se marier en premier.
Le tailleur rougit.
Vas jouer dans ta chambre !
La petite ramasse ses Barbie et disparaĂźt.
Le tailleur prend mes doigts nus
dans ses mains ridées
Et sa voix aussi craquelée que sa peau, me rassure :
Tu as encore du temps devant toi, ma chérie.
Et puis câest moi qui rougis.
La petite et sa grand-mĂšre mâimposent des prioritĂ©s
qui ne sont pas les miennes
Je fais la liste de mes victoires :
1) une langue Ă©trangĂšre apprise
2) deux diplĂŽmes en poche
3) trois ans en France
4) quatre amours importants
5) cinq ans dans une carriĂšre qui me plaĂźt
. . . dâinnombrables livres lus et terres traversĂ©es
Vingt-neuf ans. ZĂ©ro maris.
A quel Ăąge devient-on vieille fille ?
Je repense Ă Jacqueline.
LâannĂ©e suivante, jâassiste au mariage dâune amie.
Je viens de vider ma deuxiÚme flûte de champagne
quand le photographe pose son appareil pour me faire tourner sur la piste.
Soudain, on est les seuls Ă danser.
Quelquâun nous prend en photo
Personne ne soupçonnerait que je porte la mĂȘme robe
que je portais au mariage de ma soeur,
ma robe de demoiselle dâhonneur.
Elle est en velours marron, classique, avec un décolleté en tulle.
Je lâavais choisie parce quâelle ne ressemblait en rien
Ă ces confections en chiffon pastel dâusage.
Plus tard dans la soirĂ©e, jâattrape le bouquet
non parce que je dĂ©sire me marier dans lâannĂ©e
mais parce que je veux que ces roses parfument ma chambre.
Le photographe capture mon image et demande mon numéro.
Mais il ne mâappelle pas.
Trois ans plus tard, je choisis Jeanne dâArc comme sujet de thĂšse.
Jâapprends en lisant le procĂšs verbal de son jugement
quâelle Ă©tait censĂ© Ă©pouser un homme du village voisin
mais quâelle est passĂ©e devant un tribunal pour annuler leurs fiançailles.
Aucun document nâexplique les raisons de son refus.
Un des juges présents lors de sa condamnation
utilise cette information comme preuve de sa perversité.
Trois ans aprĂšs, je soutiens ma thĂšse.
En expliquant lâimportance de ce moment Ă ma mĂšre
je lui dis que jâattendais le jour de la soutenance
comme dâautres femmes attendent leur jour de mariage.
Save the date, je plaisante.
Mon copain revient Ă BĂąton Rouge pour lâoccasion de la soutenance.
Deux mois auparavant, il avait mis toutes ses affaires dans des cartons
puis tous les cartons dans un camion
avant de partir pour lâOregon.
Il veut faire sa vie lĂ -bas.
Pour moi, lâOregon est devenu lâautre femme.
LâidĂ©e de le chercher Ă lâaĂ©roport me dĂ©soriente
sachant quâon a vĂ©cu quatre ans dans la mĂȘme maison.
Deux chats, un petit potager . . .
on nâĂ©tait pas mariĂ©s, mais ce nâĂ©tait plus un jeu.
Peu importe.
Il est lĂ .
Il a pris trois vols pour y ĂȘtre.
A lâaĂ©roport avant son dĂ©part, on sâembrasse et il dit,
Je ne tâai pas encore donnĂ© ton cadeau, sweetie,
Il mâordonne de me retourner.
Je lâentends fouiller dans son sac Ă dos et
je me dis quâil doit chercher quelque chose de trĂšs petit
sâil nâarrive pas Ă le trouver de suite.
Puis il sâexcuse :
Jâai pas eu le temps de faire un paquet cadeau.
Retourne-toi.
Dans sa main, je vois un carnet.
Je le regarde, à moitié soulagée, à moitié déçue.
Comme tu nâĂ©cris plus ta thĂšse,
je pensais que peut-ĂȘtre
tu aurais le temps dâĂ©crire dâautres textes.
Je rĂ©alise quâil me connaĂźt trĂšs bien
mais quâon ne va pas se marier.
Quand je questionne ma grand-mĂšre sur la bague,
câest ainsi quâelle conclut :
Et un jour
quand tu te marieras
tu auras cette bague.
Elle parle comme si elle était sûre de la fin de cette histoire.
Mais ma mÚre est plus ambiguë :
Je suppose que tu auras cette bague . . . un jour . . .
Ăa correspond plus Ă ton style quâĂ celui de ta sĆur.
Toi, qui es toujours attirée
par tout ce qui a une histoire derriĂšre.
Si tu la veux, tu peux lâavoir.
Il faut juste me demander . . .
Mais tu nâes pas obligĂ©e, chĂ©rie.
Je crois quâelle me dit
que je ne suis pas obligée
de passer par le mariage
pour faire partie de la famille,
quâelle nâest plus scandalisĂ©e
quand elle ne voit pas
les reflets de sa vie
dans la mienne.
Elle me dit
que je suis sa fille
que jâai une vie qui brille
»ćĂ©ÂáĂ .