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Pulsions d'Ă©criture

Fabienne

 
 group

 

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"Une paire de pantoufles rouges"

John Patin

 

 John

C’était en 1935. Papa venait de mourir.

Il venait de mourir et il se trouvait dans le salon de notre maison Ă  la ferme. Il n’y avait pas de maisons funĂ©raires en ce temps-lĂ  ; tout le monde Ă©tait donc venu chez vous.

Et moi, j’avais une dĂ©cision importante Ă  prendre. J’étais toute seule sur la galerie de la ferme cet aprĂšs-midi-lĂ , perdue dans mes pensĂ©es quand j’ai entendu claquer la porte, celle de la cuisine, avec la moustiquaire. Moman Ă©tait venue me parler. Mais moi, je n’ai pas bougĂ©, et nous sommes restĂ©es quelques moments dans le silence.

Quand Moman m’a enfin parlĂ©, elle m’a dit : « Il est lĂ , tu sais. Â»

Je savais bien de qui il s'agissait, mais je lui ai quand mĂȘme demandĂ© qui.

« M. Praszynski Â» elle a rĂ©pondu.

« Moi, je n’ai rien Ă  voir avec ce pollack-lĂ  Â» j’ai fait.

« Il est venu prĂ©senter ses respects. Â»

« Et, donc ? Â»

« Il a demandĂ© si tu Ă©tais lĂ . Â»

 Â« Si j’étais lĂ  ? Quel idiot
 mais il est chez moi, non ? C’est notre maison Ă  nous. C’est Papa qui est dans le cercueil. Si j’étais là
 »

« Italia
 Il est gentil, cet homme. Â»

« Mais Ă  quoi ça sert d'ĂȘtre gentil ? Tu ne le comprends mĂȘme pas ce Slave ; il ne parle pas français et toi tu ne comprends pas l'anglais. Â»

« Mais ça se voit qu’il est gentil, c’est son air, Â» elle a insistĂ©. 

« Il ne me connaĂźt pas. Â»

« Il te connaĂźt assez. Et il t’aime bien assez. Â»

Je me suis tournĂ©e vers ma mĂšre pour la premiĂšre fois de la journĂ©e, et je l'ai regardĂ©e. Elle avait l’air faible, crevĂ©, mais obstinĂ©. Elle n’allait pas arrĂȘter de m’embĂȘter jusqu’à ce que je passe le bonjour Ă  ce boche.

Elle a continuĂ© : « Papa est mort. Moi, Italia, je vais finir par mourir. Plus tĂŽt que tard, tu sais. Et puis, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas ĂȘtre toute seule ? Mais non, tu vas rester ici et vivre avec Doria. Â»

J'ai réalisé avec horreur que Moman avait raison.

Doria le mĂ©chant, le dĂ©testable, le caca diable ; Doria le dixiĂšme – moi le onziĂšme – des treize enfants, l’insupportable, le fou, le vilain petit canard des Judice ; Doria qu'on avait rebaptisĂ© Doc parce que, quand il Ă©tait petit, il jouait au "dentiste" en mettant du papier d’aluminium dans nos bouches avec de la merde des poulets comme colle.

Et mĂȘme maintenant, mĂȘme Ă  l’ñge de trente-cinq ans, il avait gardĂ© ce surnom: Doc. Comme s’il Ă©tait toujours une canaille. Lui, il reprĂ©sentait l’autoritĂ©. Comme Moman disait, « Si Doria dit que c’est bleu, mĂȘme si c’est noir, c’est bleu. Â» Et puis, il y avait moi
 Lui et moi, les deux derniers cĂ©libataires de la famille, les deux qui resteraient ensemble, adultes sans pĂšre ni mĂšre.

Oui, Moman avait bien raison.

MĂȘme s'il Ă©tait diffĂ©rent de nous, c’est vrai que le Polonais Ă©tait gentil. Sa famille avait quittĂ© la Pologne pour Ă©migrer dans le New Jersey. Il avait grandi et passĂ© presque toute sa vie lĂ -bas. Moi, j’ai quittĂ© l'Ă©cole aprĂšs huit ans d'Ă©tudes, mais c'Ă©tait assez pour apprendre l'anglais, alors la langue n'Ă©tait pas une barriĂšre pour nous. Cependant, lui, le Polonais, Ă©tait beaucoup plus jeune que moi – j’avais 33 ans, lui 26  – et on disait tout le temps qu’il Ă©tait beau, mais la beautĂ©... peu importe !

Jusqu’à ce moment-lĂ  sur la galerie, avec Moman, jusqu’à ce que je me retrouve Ă  veiller le corps de Papa, je ne l’avais jamais prise au sĂ©rieux, la vie conjugale.

Les mois qui ont prĂ©cĂ©dĂ© la mort de Papa, je le voyais souvent, ce John Praszynski. Il Ă©tait mĂȘme venu plusieurs fois au magasin dans la grand-rue de la ville oĂč je travaillais comme vendeuse et couturiĂšre, mais je refusais de le servir. Il avait demandĂ© aprĂšs moi Ă  mon patron. Je n'avais pas rĂ©agi ; la seule chose que je voulais faire, c'Ă©tait l’ignorer.

La premiĂšre fois que John m’a rendu visite Ă  la ferme, c’était un dimanche. Il est venu avec Mac, le mari de mon amie Alice, qui connaissait bien Papa et qui venait de Tennessee et ne parlait pas français, lui non plus. Papa et moi, on Ă©tait sur la galerie, sous le store, dans des chaises qui nous berçaient. Papa les a reçus et Moman m’a demandĂ© de leur servir de la glace, parce qu’on avait de la glace dans la cuisine, et qu’ils auraient bien aimĂ©, pensait-elle, en manger. Mais je ne l’ai pas fait. Pour ne pas qu’ils reviennent, je ne voulais rien leur donner, je voulais qu’on me laisse tranquille. Parce que John et Mac Ă©taient de bons amis, quand John est revenu tout seul nous rendre visite, mon pĂšre l’a accueilli chez nous comme si ce n’était rien. C’était normal, on n’a pas trouvĂ© ça bizarre. Mais aprĂšs quelques temps, il a commencĂ© Ă  nous rendre visite rĂ©guliĂšrement, un peu trop souvent, Ă  mon goĂ»t
 

Je me suis rappelĂ©e tout cela, et j'ai dit Ă  Moman « Bon. Dis-lui de venir me parler ici. Â»

Quand John est entrĂ© sur la galerie, il portait un joli costume comme toujours (on disait tout le temps que c’était un homme bien habillĂ©). Il m’a prĂ©sentĂ© ses condolĂ©ances, et j’ai rĂ©pondu en prononçant un « Well thank you, Mr. Praszynski Â» tout Ă  fait poli, puis il m’a dit qu’il ne voulait pas me dĂ©ranger, mais il m’a ensuite demandĂ© s’il pouvait revenir me voir le lendemain. J’ai acceptĂ©.

En homme de parole, il est revenu le lendemain, et le jour d'aprĂšs, et le jour d'aprĂšs, jusqu’au jour oĂč je n’habitais plus la ferme de ma famille, mais une jolie petite maison en ville que John avait achetĂ©e. C’était une toute petite fĂȘte ; on n'Ă©tait pas nombreux Ă  la cĂ©rĂ©monie : le PĂšre Amel, les tĂ©moins : ma sƓur cadette Mina et son fiancĂ© Henri, John et moi : vĂȘtue en tailleur gris avec une paire de pantoufles rouges.

Quand j’ai annoncĂ© la nouvelle Ă  Moman que je m’étais mariĂ©e, pauvre Moman qui avait bien raison de penser qu'elle mourrait bientĂŽt puisqu'elle nous a quittĂ© peu de temps aprĂšs la disparition de Papa, elle m’a dit, « Je crois que tu as pris la bonne dĂ©cision, Italia. Â»

***

Puis, John est parti pour six mois. Il habitait une ville qui s’appelle Salinas, en Californie, il m’envoyait des cartes postales californiennes presque chaque jour et personne dans la ville ne savait que je m’étais mariĂ©e... sauf bien sĂ»r Zerben, mon patron, qui voyait arriver quotidiennement ces cartes postales au magasin oĂč je travaillais et Ă  qui j'avais racontĂ© la vĂ©ritĂ©.

Ce maudit Doria, il a fini par acheter sa propre maison en ville, pas trop loin de la nĂŽtre. Je visitais souvent sa maison, et je rĂ©flĂ©chissais Ă  comment j’avais Ă©chappĂ© de trĂšs peu une vie dans cette maison avec mon frĂšre aĂźnĂ©. Quand John est rentrĂ© de Californie, nous sommes partis pour la grande ville, la Nouvelle-OrlĂ©ans, oĂč j'ai mis au monde John Steven, mon premier enfant. Mais avant de quitter ma ville natale, nous sommes passĂ©s chez Doria une derniĂšre fois pour lui dire au revoir. Mon frĂšre avait l'air sĂ©rieux et pensif pendant notre visite. Puis dans la voiture, John semblait s'inquiĂ©ter pour Doria et il s'est demandĂ© Ă  haute voix qui va prendre soin de lui. J'ai dit que Doria est un homme adulte et qu'il se dĂ©brouillera fort bien par lui-mĂȘme. Mais il faut dire en toute franchise que je pensais souvent Ă  mon frĂšre ; surtout je me demandais s'il jouait toujours avec des crottes d’oiseaux.

 John and public


 

“Amarante en Main”

Philip Keel Geheber

 Phillip

I

Mon grand-pĂšre n’a jamais voyagĂ© en Amazonie, mais il a travaillĂ© Ă  la main les bois qui venaient de lĂ -bas. Quand je regarde l’appui de la fenĂȘtre au-dessus de l’évier, je vois la derniĂšre chose qui me reste de lui : une petite boule en amarante. Amarante, on l’appelle aussi amendoim, peltogyne, ou cƓur pourpre Ă  cause de sa chair couleur sanguine. Il est l’un des plus durs et des plus solides bois du monde. On le trouve au BrĂ©sil, au Panama, au Suriname et en Guyane. Mon grand-pĂšre n’a pas vu ces lieux ; il n’a pas vu les peltogynes vivants ; il n’a pas vu les forets d’Amazonie. Il ne sait rien de ce monde, mais, grĂące Ă  ses mains, sait lui redonner forme et vie. Je tiens mon surnom d’un homme qui, sur son tour, transforme des bois rares en objets du quotidien.

 

II

Au Surinam, les peltogynes peuvent atteindre cinquante mĂštres de hauteur. Leurs troncs font environ cent cinquante centimĂštres de diamĂštre. Ces grands arbres se balancent au vent. On voit glisser leurs petites fleurs blanches lorsque le soleil se couche. Ils sont comme des rois, ces arbres, au bord de la riviĂšre, jusqu’au moment oĂč les bĂ»cherons les fauchent avec leurs tronçonneuses tournantes, les coupent et les crĂšvent sans pitiĂ©. Avec, ils font des bĂ»ches pourpres qui illuminent la forĂȘt. Un homme enregistre les bĂ»ches dans un journal de bord, les hĂ©lices tournent, le bois part d’AmĂ©rique de sud pour l’AmĂ©rique du nord, il quitte les tropiques pour un autre climat, pour un autre but.

 

III

Parfois, mon grand-pĂšre nous emmenait, mon frĂšre et moi, chez le marchand de bois de Ponchatoula. On suivait la route qui enjambait la Tickfaw RiviĂšre, on traversait les marĂ©cages verdoyants et moussus. A l’aube, on voyait s’envoler les aigrettes et les hĂ©rons, on les regardait voler au-dessus de la route, aller dans notre direction, ou dĂ©crier des cercles, plus haut, toujours plus haut vers le soleil qui les aimantait. Je me souviens de cette route. Je me souviens qu’on se disait « Ponchatoula Â», comme un code secret entre nous. Quand on atteignait l’entrepĂŽt, mon grand-pĂšre nous laissait courir entre les rangĂ©es de bĂ»ches. Et, alors, je lançais Ă  mon frĂšre : « Aaron, trouvons la plus belle bĂ»che Â» ou encore : « Aaron, dĂ©couvrons le bois le plus cher ! »

Un jour que mon grand-pĂšre, en quĂȘte d’un matĂ©riau prĂ©cieux, demandait conseil au marchand, il fut attirĂ© par un bois de couleur pourpre. « Monsieur, qu’est-ce que c’est ? Â» « Oh ça Â» rĂ©pondit le vendeur de bois, « On l’appelle amarante, c’est du pourpre riche, le cƓur de pourpre. Â» Mon grand-pĂšre a commandĂ© deux bĂ»ches et on a rĂ©pĂ©tĂ© « Amarante Â». On Ă©tait fiers, ce jour-lĂ , de notre achat. Grand-pĂšre roulait et nous, on faisait tourner le mot amarante dans nos bouches.

        

IV

Le tour toussotait constamment. Tous les aprĂšs-midis, dans son atelier, mon grand-pĂšre travaillait au tour, tournant le bois, le bois tournant au tour, transformant des billes en boules, en petites boules de bois d’amarante. Les tronçons diminuaient, la poussiĂšre de pourpre grandissait. L’odeur de la sciure se mĂ©langeait Ă  celle du tabac. Mon grand-pĂšre continuait ses tours de magie

 

V

Chez mes grands-parents, on a des boules partout : sur la table, dans les toilettes, sous le bar, dessus l’évier, dans les placards, dessous l’escalier. En chĂȘne, en acajou, en teck, en bois de zĂšbre, en Ă©rable, en frĂȘne, en bouleau, en noyer, en peuplier, en hĂȘtre, en cerisier, en cĂšdre, en ciguĂ«, en cyprĂšs, en aulne, en olivier, et surtout en amarante, les boules remplissent la maison.

Elles avaient des formes jamais vues nulle part : nouvelle taille, nouvelle profondeur, bois rare, lignes, angles, et courbure singuliĂšres. Chaque boule Ă©tait unique.

Un jour de 24 dĂ©cembre, chez mes grands-parents, on s’est offert des cadeaux qu’on a dĂ©ballĂ©s en famille. C’était une nuit froide, on buvait les chocolats chauds avec de la crĂšme sucrĂ©e et on Ă©coutait les chants de NoĂ«l Ă©lectroniques de Mannheim Steamroller, le groupe prĂ©fĂ©rĂ© de mon grand-pĂšre.

Mon grand-pĂšre tend une petite boite Ă  ma mĂšre.

« Tu sais ce qu’il y a dedans ? Â»

« Je suppose que oui ».

         —Non, on a rĂ©torquĂ©, nous autres, comme un seul chƓur.

Le papier cadeau a bruit. Maman a ĂŽtĂ© le couvercle de la boĂźte pour nous montrer le pourpre profond de la nouvelle petite boule. Nous l’avons admirĂ©e et quelqu’un a demandĂ© quel Ă©tait le nom du bois qui donnait cette couleur si charmante.

J’ai regardĂ© mon frĂšre et, ensemble, on a lĂąchĂ© : « amarante». Ma mĂšre a fait passer la boule afin que tout le monde, dans la salle, puisse la faire tourner et la contempler.

 

VI

C’est ma grand-mĂšre qui nous a appris la nouvelle. Grand-pĂšre Ă©tait malade. Il avait un cancer et ce cancer grandissait, serrait fort ses nerfs et encerclait sa colonne vertĂ©brale depuis des mois. On est allĂ©s Ă  l’hĂŽpital, on a couru dans des couloirs clairs et blancs, longĂ© des charriots d’instruments en acier inoxydable qui rĂ©flĂ©chissaient l’illumination tranchante, on a poussĂ© des portes battantes, on a respirĂ© l’air antiseptique, mais on n’a pas eu le temps.

Grand-pĂšre a tournĂ© ses yeux vers la fenĂȘtre, une derniĂšre fois.

Je n’avais jamais vu la mort. Je me suis retournĂ© vers mon pĂšre qui pleurait.

 

VII

Quand je fais le mĂ©nage, il m’arrive de dĂ©poussiĂ©rer ma boule. Je la soulĂšve, je l’astique, je la retourne. Je lis, gravĂ© dans le bois : « DWG ’91 AMARANTH Â». Je prononce le nom de mon grand-pĂšre, je rĂ©pĂšte le mot « amarante Â» trois fois et replace la boule au-dessus de l’évier.

 Phillip and co

 

 

 

 

 

 

 


 

"QUE RESTE-T-IL DE MOI ?"

Lise Ekani

Lise 

Il Ă©tait environ onze heures quand mon partenaire Ryan et moi avons Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©s sur le lieu du crime. Le corps d’une jeune fille venait d’ĂȘtre dĂ©couvert dans le parc. Pour moi, ce n’était qu’une nouvelle enquĂȘte. J’avoue que j’étais de trĂšs bonne humeur. La date de mes vacances approchait. J’avais besoin de voir la mer, j’avais envie de faire des rencontres. Et pourquoi pas, qui sait, trouver l’amour.

Des policiers et une poignĂ©e de curieux Ă©taient dĂ©jĂ  dans le parc lorsque nous sommes arrivĂ©s. La victime Ă©tait couchĂ©e sur le ventre au milieu de la pelouse et l’on apercevait Ă  peine son visage dissimulĂ© par une abondante chevelure. Elle semblait dormir d’un sommeil profond, indiffĂ©rente au brouhaha. FrappĂ© par cette quiĂ©tude, personne n’osait s’approcher. Chose vraiment Ă©trange dans les cas d’homicide oĂč, gĂ©nĂ©ralement, on cherche Ă  « dĂ©voiler Â» la victime et Ă  lui attribuer une identitĂ© assez rapidement.

Enfin, on retourna le corps et un silence de cimetiĂšre envahit le parc, du moins c’est ce qu’il m’a semblĂ©. Je suis restĂ©e sans voix et mes jambes avaient du mal Ă  me porter et puis, plus rien. Un trou noir. Plus tard, quand je me suis rĂ©veillĂ©e, j’étais allongĂ©e et mes collĂšgues autour de moi me questionnaient. Et soudain, tout m’est revenu. Cette jeune fille Ă©tendue sur cette pelouse, c’était mon portrait, trait pour trait. La victime, c’était moi, mon sosie ou ma jumelle, peu importe ! Une nouvelle vie commençait, avec une moi vivante et une moi morte.

Maya n’arrivait pas Ă  trouver le sommeil. Elle songeait Ă  tout ce qui s’était passĂ© ces derniers jours. Elle se repassait les Ă©vĂšnements qui l’avaient conduit loin de l’AmĂ©rique, dans cette terre inconnue qu’était encore, pour elle, l’Afrique.

Il faisait un peu frais. Elle s’enveloppa dans un chĂąle que lui avait donnĂ© sa grand-mĂšre et attacha ses longs cheveux. Ce n’était pas sa vraie grand-mĂšre. C’était la dame qui s’occupait d’elle lorsqu’elle Ă©tait petite et que ses parents allaient travailler. Mais, maintenant, Maya avait une nouvelle famille. Depuis quelques jours, elle appartenait Ă  une famille africaine modeste, un clan qui Ă©tait tout Ă©mu de la revoir, malgrĂ© l’odeur de deuil qui flottait partout. Elle Ă©tait lĂ , chez eux, parce qu’elle n’avait pas eu le choix. Il avait fallu franchir le pas, refaire Ă  l’envers le chemin d’Alima et dĂ©couvrir les secrets enfouis.

AprĂšs la dĂ©couverte du corps d’Alima, Ă©trangement si semblable Ă  moi, j’avais voulu en savoir plus. Non, si je dois ĂȘtre sincĂšre, mĂȘme avant cela, je me posais des questions. Je voulais savoir qui j’étais. C’est cette enquĂȘte qui m’a rĂ©vĂ©lĂ© mon histoire.

L’histoire Ă©tait triste et compliquĂ©e. Alima et moi Ă©tions les fruits des Ă©garements de mon pĂšre en Afrique. Ne pouvant pas avoir d’enfant, ma mĂšre avait suppliĂ© notre mĂšre naturelle de lui confier ses petites jumelles afin qu’elles les Ă©lĂšvent comme les siennes. Notre mĂšre avait catĂ©goriquement refusĂ© et ma mĂšre Ă©tait rentrĂ©e en AmĂ©rique, rĂ©signĂ©e. Quelques mois plus tard, mon pĂšre l’avait rejointe, avec moi dans ses bras. Je savais que j’avais Ă©tĂ© adoptĂ©e, puisque je suis couleur caramel et, eux, blancs.

Non ! Cela n’était pas possible ! Alima, la morte, Ă©tait ma sƓur jumelle.

J’ai criĂ© aprĂšs que ma mĂšre, si tendre, si douce, si parfaite, m’ait tout avouĂ©, et je l’ai traitĂ©e de tous les noms. Elle pleurait, elle s’excusait, elle me disait qu’elle avait soupçonnĂ© un enlĂšvement, mais le dĂ©sir de maternitĂ© avait pris le pas sur ses doutes et la routine s’était installĂ©e. VoilĂ  comment je suis devenue Maya Miller, vingt-six ans, AmĂ©ricaine, fille de John et de Sarah.

Je suis partie de la maison et j’ai laissĂ© ma mĂšre, dĂ©vastĂ©e et seule. Mon pĂšre Ă©tait mort il y a quelques annĂ©es.

Le test ADN corroborait l’histoire de la mĂšre de Maya, les enquĂȘtes menĂ©es avançaient Ă  pas de tortue. On savait que l’inconnue retrouvĂ©e dans le parc s’appelait Alima Evina, qu’elle Ă©tait entrĂ©e aux Etats-Unis avec un visa Ă©tudiant. Rien de plus. MalgrĂ© des heures et des heures d’enquĂȘtes, personne n’était en mesure de nous fournir d’autres renseignements, de trouver les causes de sa mort, mort naturelle selon l’autopsie. L’enquĂȘte Ă©tait close. Si aucune famille ne rĂ©clamait son corps, Alima Evina serait enterrĂ©e sur le sol amĂ©ricain, avec pour seuls tĂ©moins, des curieux.

Maya Ă©tait en Ă©bullition. L’histoire de sa sƓur, sa jumelle, Ă  prĂ©sent contenue dans un carton, se rĂ©sumait donc Ă  un passeport, un pagne, des bijoux, un sac Ă  main, des devises amĂ©ricaines et Ă©trangĂšres, une photo de famille : Alima, Maya et leurs parents, et un roman de Colleen McCullough, Les oiseaux se cachent pour mourir, dont Maya possĂ©dait la version anglaise, cadeau de son pĂšre. Elle devait agir, tenter quelque chose. Sinon, ce serait la fin. Elle coulerait avec Alima, et on l’enterrerait elle aussi. 

J’ai rĂ©clamĂ© le corps d’Alima, et contactĂ© directement la famille, sa famille, notre famille par le biais de l’ambassade. J’ai vidĂ© mon compte bancaire, bradĂ© mon hĂ©ritage, j’ai pris juste le nĂ©cessaire et je suis partie sans dire aurevoir. A qui aurais-je fait mes adieux ? A l’AmĂ©rique ? Si hautaine et indiffĂ©rente. A ma mĂšre ? Cette Ă©goĂŻste. A qui ?

AprĂšs de longues heures de vols et de connections, Alima et moi sommes enfin arrivĂ©es. Ils Ă©taient tous lĂ  pour nous accueillir, certains riaient, d’autres pleuraient, beaucoup d’émotions et surtout quelle chaleur, malgrĂ© la brise. Je ne connaissais personne, Ă  l’exception d’un oncle avec lequel j’avais communiquĂ© avant le voyage. On m’embrassait, me touchait, me questionnait, j’étouffais mais je ne suffoquais pas. Ils voulaient savoir. Moi aussi je voulais savoir. Tout le monde voulait savoir, mais qui allait commencer Ă  narrer en premier ?

Au bout du compte : le silence. Nous sommes tous restĂ©s muets pendant des heures parce que ne pas dire, c’est dire, et que dans cette Afrique qui coule en moi, la prise de parole relĂšve de tout un cĂ©rĂ©monial. J’ai Ă©tĂ© patiente et j’ai posĂ© toutes les questions. J’ai Ă©tĂ© patiente, oui, et j’ai reçu des rĂ©ponses, fracturĂ©es, parfois, mais enfin, je pouvais fouler la terre de mes ancĂȘtres et cette sensation-lĂ , il n’y avait pas de mots pour la dĂ©crire.

On enterre Alima demain et je pense que tout le monde est en paix maintenant, elle peut reposer tranquillement auprĂšs des nĂŽtres et nous veillerons Ă  ce que la flamme ne s’éteigne jamais.

Alima a en effet Ă©tĂ© enterrĂ©e auprĂšs de sa mĂšre, morte plusieurs annĂ©es plus tĂŽt. Maya Ă©tait la curiositĂ©, et surtout l’attraction de la communautĂ©. Pour tous, c’étaient les ancĂȘtres qui avaient guidĂ© ses pas vers le village et, de cela, ils en Ă©taient reconnaissants, ils se sentaient bĂ©nis. Maya a Ă©tĂ© purifiĂ©e afin que l’esprit de sa sƓur disparue ne vienne jamais la hanter. On lui a fait ingurgiter un breuvage Ă  base d’écorces et on lui a aspergĂ© le corps. Elle se sentait libre, forte et soulagĂ©e, elle Ă©tait un « sac Â» d’émotions. Beaucoup d’informations en quelques jours. Il fallait dormir. Pour eux, Alima n’était pas morte, elle Ă©tait juste l’instrument, le sacrifice qu’il fallait pour que Maya retourne vers les siens.

Mon pĂšre et ma mĂšre Ă©taient enseignants aux Etats-Unis et s’étaient engagĂ©s comme missionnaires pour Ă©duquer et Ă©vangĂ©liser l’Afrique. C’était un jeune couple que le dĂ©sir puis l’impossibilitĂ© d’avoir des enfants avait divisĂ©. Seule l’idĂ©e d’une mission importante, Ă©duquer de jeunes africains, les rapprochait. Ils y avaient investi toutes leurs vies et s’y donnaient Ă  fond. Notre mĂšre faisait partie de leurs premiĂšres cuvĂ©es et ils en Ă©taient fiers. Elle s’était rapprochĂ©e de plus en plus du couple et de leur Ă©glise et avait crĂ©Ă© une chorale qui animait les cultes. La suite, vous la connaissez et, selon les dires de ma grand-mĂšre, notre mĂšre Ă©tait Ă©perdument amoureuse de notre pĂšre. Elle pense que le dĂ©part de ce dernier, surtout avec moi, a prĂ©cipitĂ© sa mort. Le scandale de la grossesse de notre mĂšre et surtout la naissance de ses deux bĂ©bĂ©s « blancs Â» ont Ă  jamais scellĂ© le sort de l’école et celui de l’église du village. Tous les missionnaires sont partis et mon pĂšre m’a kidnappĂ©e. Notre mĂšre n’a jamais pu refaire sa vie. Qui aurait encore voulu d’une femme marquĂ©e au fer rouge ?

Elle a Ă©levĂ© Alima afin qu’elle aille, un jour, en AmĂ©rique retrouver cette autre famille. Alima a presque rĂ©ussi. Comme j’aurais aimĂ© la connaĂźtre, discuter avec elle, me retrouver en elle. Est-il trop tard ? ApaisĂ©e et plus sereine, je vais appeler ma mĂšre pour lui dire, pour lui raconter, pour qu’elle sache. De toutes les façons, elle en a aussi besoin, comme nous tous d’ailleurs.

Je regarde le village et je le trouve diffĂšrent de toutes les idĂ©es reçues sur l’Afrique, l’air y est pur et la brise fait du bien. Alima m’a ramenĂ©e vers les miens et, petit Ă  petit, mes racines prennent possession de moi. Je le lui dirai, Ă  ma mĂšre, que je ne rentre plus, je n’irai plus vers les murs de bĂ©ton et la froideur, je vais m’engloutir dans la terre africaine et rester dans la chaleur de ses mamelles. Je n’avais que ces quelques indices et un pagne, un nom pour la retrouver, les retrouver. Je ne parle pas encore la langue mais j’apprendrai. Je donnerai aussi vingt-six annĂ©es Ă  l’Afrique, comme j’en ai donnĂ© Ă  l’AmĂ©rique. Et si l’heure de rejoindre Alima et notre mĂšre sonne, je serais ravie de les rejoindre parce que je sais qu’elles m’auront rĂ©servĂ© une place auprĂšs de nos ancĂȘtres.

Je suis enfin en paix.


Lise group

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

"Belle et rebelle"

Mathilde PointiĂšre 

Mathilde

Ma chĂšre,

Comment vas-tu ? Es-tu prĂȘte pour les fĂȘtes ? Tu es si belle Ă  cette pĂ©riode. Bien sĂ»r tu es toujours belle ! mais avec les fĂȘtes, tu as ce petit quelque chose en plus, ces lumiĂšres qui s’illuminent en toi. Pour NoĂ«l, tu es toujours la plus radieuse.

As-tu reçu mes lettres ? J’en ai Ă©crit beaucoup, bien plus que je n’en ai envoyĂ©es. Mais je n’ai jamais reçu de rĂ©ponse ! Est-ce que tu ne voulais pas m’écrire ? Ou alors je me suis dĂ©placĂ© trop souvent. AprĂšs toi, tu sais, c’est bien difficile d’en trouver une autre qui soit capable de me garder bien longtemps.

Cela fait des semaines que je cherche mon petit livre bleu, est-ce que c’est toi qui l’as ? Tu sais, celui qu’on avait trouvĂ© dans la petite librairie prĂšs du port, ce jour oĂč on s’était baladĂ© des heures au soleil. Je ne sais plus oĂč il est, enfin si c’est toi qui l’as, ça ne me dĂ©range pas.

Tu me manques. Est-ce que je t’ai manquĂ© aussi ? Non, ne rĂ©ponds pas, j’ai peur de savoir. Tu m’as dĂ©jĂ  fait trop mal, pas la peine d’en rajouter. Est-ce que tu te souviens au moins, de tout ce que tu m’as fait ? De tout le mal que tu m’as fait ? Je suis sĂ»re que lĂ , tu fais l’innocente, comme si tu ne savais pas de quoi je parlais. Je te connais trop bien ! Moi je n’ai pas oubliĂ©. Je n’ai pas oubliĂ© comment tu m’as trahi.

Tu m’as vu grandir, tu savais tout de moi. Tu Ă©tais lĂ  quand je grimpais dans les arbres et quand je courrais sur la plage. D’ailleurs, tu sais peut-ĂȘtre trop de choses ; c’est toi qui connais tous mes secrets !! Ma meilleure amie, mon refuge. Tout le monde pensait qu’on serait ensemble pour toujours, on s’entendait si bien. Toi et moi, on aurait pu avoir une belle vie ensemble. Moi je voulais qu’on les fasse ensemble ces voyages.

Mais tu as tout foutu en l’air !!! Comment as-tu pu me faire ça ? Comment as-tu pu les laisser m’attaquer, me mettre Ă  terre ? Toi, censĂ©e ĂȘtre ma gardienne, tu ne m’as pas protĂ©gĂ© !! Tu es restĂ©e lĂ  Ă  regarder sans rien faire. Alors oui ! bah oui, je suis parti ! Qu’est-ce que tu voulais que je fasse d’autre ? Tu m’as laissĂ© tomber, alors je t’ai quittĂ©e !

Est-ce que ce n’était pas ton rĂŽle pourtant, de me protĂ©ger ? Si je ne peux pas avoir confiance en toi, alors en qui ? Et puis, tu en as dĂ©fendu d’autres avant moi, alors pourquoi pas moi ? Ma belle, on la connaĂźt tous ton histoire. On en est fier en plus, moi et tous les autres. Ahh, ce qu’on aime dire qu’on te connaĂźt. « La plus belle de toute la cĂŽte ouest, et la plus forte aussi, oui, c’est avec elle que j’ai grandi ! Â», c’est ce qu’on dit tous. Et Ă  ceux qui ne savent pas, on raconte comment il y a bien longtemps tu as dĂ©fendu ceux qui Ă©taient menacĂ©s de mort parce qu’ils n’avaient pas les mĂȘmes croyances. On explique comment tu as dĂ©fiĂ© l’autoritĂ© et comment tu as abritĂ© tout ce monde derriĂšre tes remparts, le plus longtemps que tu as pu. Tu les as protĂ©gĂ©s, et tu en as sauvĂ©s beaucoup.

Ahh, ce qu’on est fier, et moi le premier !! Partout oĂč je vais, je parle de toi, je raconte Ă  qui veut l’entendre que je te connais, je leur dis Ă  tous que c’est toi la meilleure. Je raconte notre histoire. Et parfois, je radote, j’oublie que j’ai dĂ©jĂ  tout dit, et je recommence. Et parfois je rencontre des gens qui t’ont connue. Ils sont presque tous d’accord avec moi, et ils aiment bien parler de toi, eux aussi. Mais 
 pas tous. Ma belle, dans mes derniers voyages, vers le nouveau monde, j’en ai aussi rencontrĂ©s qui ne t’aiment pas trop. Qui ne t’aiment pas du tout d’ailleurs.

Ils avaient des choses bien moches Ă  dire sur toi. Mais pourquoi est-ce que tu ne m’as pas racontĂ© tout ça ? Tu as honte ? J’espĂšre bien, qui n’aurait pas honte Ă  ta place ? Il paraĂźt que je ne suis pas le seul que tu as trahi. Mais alors si j’en crois leurs histoires, finalement je ne suis pas tant Ă  plaindre ! LĂ -bas, ils racontent que tu as fait venir des gens chez toi, que tu les as forcĂ©s, mais que tu ne voulais pas les garder. Ils disent que tu les dĂ©racinais, qu’ils passaient par chez toi, comme une escale, et qu’aprĂšs tu les envoyais en enfer.

Dis-moi, c’est vrai tout ça ? C’est vrai que tu y as participĂ© Ă  ce triangle de l’horreur ? Au dĂ©but je ne voulais pas y croire. Non, impossible, elle n’a pas pu faire ça, je me disais. Et puis j’ai bien dĂ» me rendre Ă  l’évidence. Tu as fait toutes ces choses.

Ma belle, je voulais te dire que moi je te pardonne. Je te pardonne pour ce que tu m’as fait Ă  moi, pour notre histoire. Je ne peux pas te pardonner pour l’Histoire, c’est inexcusable ce que tu as fait. Mais, si tu le racontes, si tu es franche et que tu ne caches pas tes crimes, ça serait dĂ©jĂ  bien. Raconte-les ; de la mĂȘme façon dont tu parles de tes exploits, parle de tes erreurs.

Allez ma belle, il est temps de te dire au revoir. Inutile de m’écrire, je ne serai pas ici bien longtemps. Je suis en route, j’essaye de venir te voir, une derniĂšre fois.

 

Je t’embrasse.

 

M.

Mathilde


 

"łąâ€™Ă‰c°ùĂ©łŸČčČ”±đ"

Un conte Ă©crit par Jonathan ‘’feral opossum’’ Mayers

  Jonathan

C’était la cuiller de Joseph Mayers, de qui mon deuxiĂšme prĂ©nom vient.  Li, il a eu des amis Ă  la plantation dans laquelle il a travaillĂ© comme un chef.  Eux-autres Ă©tiont CrĂ©oles, pas seulement CrĂ©oles noirs, comme on connait asteur – non, c’était pas comme ça – mais, des CrĂ©oles comme la signification classique : les CrĂ©oles aviont l’hĂ©ritage francophone, Ă©tiont nĂ©s en Louisiane, et surtout aviont la peau de n’importe quelle couleur.  Des fois, Joseph cuisait pour eux aprĂšs une longue journĂ©e chaude, faisant du jambalaya aux saucisses dans sa grande chaudiĂšre.  Celle-lĂ , principalement usĂ©e Ă  son travail pour faire bouillir des cannes Ă  sucre, a bien portĂ© un sacrĂ© tas de l’ñme.  C’était tout noir et bien assaisonnĂ©, comme ça devrait ĂȘtre.

Oh, c’est si sucrĂ©, cette eau Ă  canne Ă  sucre !  Plonge-moi donc encore dans cette confection confortable, mĂȘme affectueuse.  Je serai plein de gras doux en t’aidant Ă  enlever tout ce caca, Joseph !  Lorsque je me baigne dedans, on discutera comment le monde profitera de cette belle crĂ©ation dĂ©licieuse.

Laisse-moi vous dire, si vous-autres Ă©tait lĂ  dans les clos de canne-lĂ , vous chercherait toujours un ‘tit brin de canne pour manger sous le soleil si chaud si brillant. Les amis de Joseph, les CrĂ©oles bonasses, lĂ -bas, Ă©tiont pas dans l’ombre d’une couverture comme li avec cette cuiller et sa chaudiĂšre. Pour se soigner, eux-autres a foutument eu besoin de quĂšque chose bonne et plaisante lorsqu’ils cultivaient pendant la journĂ©e.  QuĂšque chose qui les ferait content de tirer les cannes de la terre, bougre, pas juste pour faire un tas de dur labour pour le patron d’une plantation hors-lĂ  en Pointe CoupĂ©e.  Et cette cuiller-ci, faite en nickel, a absorbĂ© tous les esprits qui avaient dĂ©jĂ  touchĂ© la terre oĂč les cannes Ă  sucre Ă©tiont plantĂ©es pis cultivĂ©es. 

C’est nous-autres ! C’est nous-autres dont le monde aura besoin pour les animer.  On va les animer en mettant tout ce qu’on a fait dans leur manger.  C’t’affaire, ce sirop avec la couleur brun dorĂ©, ce produit naturel des cannes Ă  sucre, c’est ça qui va les aider !  De ça, j’suis sĂ»r !

Pooh ! Il y avait une fois que le patron Ă©tait foutument fĂąchĂ© parce qu’il a remarquĂ© un des CrĂ©oles goĂ»tant un peu de la canne pis il est devenu comme un homme du vieux temps d’esclavage – rudement violent vers ceux qui l’auriont pas eu la permission ou le droit de goĂ»ter ses produits. 

Joseph Ă©tait aprĂšs regarder ce qui se passait sur la galerie de la maison sur la plantation.  Il a vu le patron fĂąchĂ© est aprĂšs sortir son fusil de la boĂźte laquelle Ă©tait placĂ©e auprĂšs de la porte sur la galerie.  Merde, quel vilain-lĂ . On dirait la canne Ă©tait un sisi-Ă -dents. 

Ça m’est Ă©gal que tu m’avais jettĂ© forcement dans la chaudiĂšre, ou mĂȘme m’es cognĂ© sur le cĂŽtĂ©.  Il faut casser un Ɠuf pour faire une omelette, n’est-ce pas ? 

Tenant cette cuiller lourde dans sa main gauche, il a quittĂ© la chaudiĂšre oĂč il se trouvait et dont il Ă©crĂ©mait le gras doux en l’usant.  Il avançait prudent vers le patron.  MĂȘme comme le soleil Ă©tait aprĂšs jeter les raies fortes de la chaleur, cette cuiller restait froide lorsqu’il traversait le chemin et marchait sur les chadrons. Et li, il Ă©tait aprĂšs suer comme un cochon.  Joseph est montĂ© les escaliers de la galerie. 

C’est bien ce qu’on fait.  On est aprĂšs aider tous les autres Ă  devenir pleins de joie, contents, tout ça.  Quoi tu crois, bougre ?

 Le patron, aprĂšs mettre en pointe le CrĂ©ole prĂ©occupĂ© dans le clos de cannes, a enlevĂ© son fusil.

Comme une planĂšte, une lune, mĂȘme un astĂ©roĂŻde, cette cuiller se tient en place jusqu’à ce qu’une force dĂ©clenche une rĂ©action.  Ça devient quĂšde.  Ça pivote rapidement vers du mou. 

Paiyow! Le long fusil était tiré.

łąâ€™iłŸ±èČ賊łÙ.

Il faisait comme l’étĂ© a visitĂ© le printemps, entourant l’air frais pis l’étouffant en sirop chaud, cependant avec un goĂ»t de cuivre, pas de sucre.

Manquant le CrĂ©ole, la boule a passĂ© par le clos-ci, pis frappĂ© un chĂȘne vert au-delĂ  la clĂŽture-lĂ .

Non, c’était pas comme ça.

Une vaillante jeune CrĂ©ole s’est jetĂ©e devant le CrĂ©ole, la cible.  Les deux sont tombĂ©s icitte.  La balle l’a traversĂ©e comme si elle Ă©tait un passe-lait.

Le monde avait peur du patron et de son fusil et qu’elle Ă©tait morte, mais lĂ , dans ce clos et loin lĂ -bas sur la galerie, eux-autres avait vu la solidaritĂ©.

Tu crois ce que je crois, bougre ?  Ouais, j’l’ois sur ton visage que tu crois la mĂȘme chose que moi, Joseph.  C’est l’écrĂ©mage qu’on fasse foutument bien !

 Jonathan and public


"La bague"

Tara Smithson

 Tara

J’ai l’impression qu’elle existe depuis toujours,

puisque personne dans la famille

n’arrive à me dire

l’ñge ou l’origine

de cette bague. 

 

Petite, je la faisais valser entre mes doigts

un . . . deux . . . trois . . . quatre

chacun trop fin pour la tenir.

J’admirais ses motifs antiques  

qui s’unissaient autour d’un bouquet de diamants :

un bout de brillance sur mes mains modestes.

 

Maintenant, elle orne l’annulaire de ma mùre,

mais la bague a connu d’autres mains

et d’autres mariages :

 

l’union Ă©chouĂ©e des parents de mes parents

la complicité des grands-parents de mes grands-parents

coupée court par une crise cardiaque.

L’un des deux est tombĂ©

et l’autre a suivi trois semaines aprùs,

mort d’un cƓur brisĂ©

 

Mais avant de briser le cƓur de son mari, Tom,

en l’assujettissant à une existence sans elle

Torie a cassĂ© le cƓur de sa sƓur, Mamie.

 

Une page du journal intime de mon arriĂšre grand-mĂšre rĂ©sume l’histoire :

Avant de faire la connaissance de Maman,

mon pùre, Tom, faisait la cour à la sƓur de ma mùre, Mamie,

Il a remis Ă  Tati Mamie  

une belle bague diamant.

Ma mĂšre convoitait cette bague,

et crois-le ou non,

Torie a séduit Tom.

Elle l’a eu, et la bague aussi.

 

Comme post-scriptum Ă  cette fin heureuse

Elle a ajoutĂ© une derniĂšre phrase :

Tati Mamie ne s’est jamais remise,

et elle est restée célibataire toute sa vie.

 

Vieille fille

  

La premiĂšre fois

que j’ai entendu cette expression

j’étais dans la salle de profs

pendant la pause de 10h05 Ă  10h20.

 

On Ă©tait dans la file d’attente, devant la machine Ă  cafĂ©.

Jacques, un professeur d’histoire-gĂ©o,

la cinquantaine,

décide de me donner un conseil.

Fais gaffe, il chuchote,

Dans ce métier, il y a beaucoup de vieilles filles.

 

Tournant le terme dans ma tĂȘte

je cherche son Ă©quivalent en anglais :

 

Old Maid.

 

Pour moi, c’était un jeu de cartes

pas une identité

 

Regarde Jacqueline, il poursuit,

en m’indiquant un professeur d’anglais

qui corrige des copies

Ă  une table dans un coin de la salle.

 

Je me demande comment elle réagirait

si elle savait qu’elle servait d’avertissement,

que la valeur de sa vie, pour lui,

se réduisait

à l’absence d’une bague.

 

Mais je n’ai pas peur de Jacqueline.

 En France, je ne suis pas seule.

 Je vis avec.  

Je vis avec un homme.

Je suis la chérie de cet homme,

et j’ai l’impression que nous jouons au mariage.

Les factures arrivent toujours chez ses parents.

 

Ma mĂšre est vaguement scandalisĂ©e. 

A mon ùge, 22 ans, elle portait déjà la bague.

 

Un jour à la féria de Lunel,

Michel, le pĂšre de mon compagnon,

me présente à un de ses collÚgues

comme la fiancée de son fils.

Je sursaute.

Ce mot veut-il dire exactement la mĂȘme chose en français ?

Est-ce qu’on peut ĂȘtre fiancĂ©e sans bague ?

 

Cinq ans plus tard

et six mois avant notre rupture

Mon chĂ©ri m’a posĂ© des questions sur la bague.

Il voulait respecter les coutumes.

 

Je suis Ă  prĂ©sent une femme seule quand j’appelle ma sƓur.

Je suis dans une cabine téléphonique

dans la rue d’Alger à Montpellier

à 200 mùtres de l’appartement

oĂč j’ai jouĂ© au jeu du mariage.

 

Elle me raconte que son copain Matt lui avait posé la question tant attendue.

Trois ans qu’ils Ă©taient ensemble.

Mais avant que Matt ne lui demande

Ma sƓur l’avait interrogĂ© :

Combien d’anniversaires est-ce qu’on va laisser passer ?  Combien ?

Elle l’avait choisi il y a longtemps. 

Elle voulait qu’il la choisisse,

pour de bon, Ă  son tour.

 

Il la rassure

Oui, il veut se marier avec elle.

La preuve ? Il a dĂ©jĂ  choisi une bague.

Elle est au fond du tiroir Ă  chaussettes

depuis quelques semaines.

Tu peux la voir, l’essayer

si tu veux, il lui dit.

Oui, elle le veut.

 

Ce n’est pas la bague de ma mùre.

Quand ma sƓur rentre du travail

elle sort la bague du tiroir pour la porter

pendant qu’elle passe l’aspirateur.

 

Holly m’avoue plus tard qu’elle croit

que notre mÚre était contrariée

parce que son beau-fils n’avait pas su lui demander la bague,

et parce que cette tradition n’avait pas continuĂ©.

Elle le constate avec une certaine fatalité.

Pour elle, la rupture avec la tradition est un fait accompli.

Elle suppose que je ne porterais jamais cette bague.

 

Peu de temps aprĂšs avoir fait la connaissance de son futur mari,

elle m’avait confiĂ© :

Il ne le sait pas encore,

mais un jour, on va se marier.

Le jour dit, je raconte cette histoire.

 

Quelques mois auparavant

on est passées chez le tailleur

pour raccourcir l’ourlet

de la robe de mariĂ©e de ma sƓur.

 

La maison du tailleur est sombre, vétuste,

plein de vieux bibelots enrobés de poussiÚre.

La petite fille du tailleur entre dans la salle

ses Barbies derriĂšre elle.

Elle regarde ma sƓur dans sa dentelle, puis moi en denim.

C’est qui la plus grande ? 

En apprenant que c’est moi

elle se tourne vers sa grand-mĂšre

comme si je n’étais pas lĂ  :

Mais je croyais que l’ainĂ©e

devait se marier en premier. 

 

Le tailleur rougit.

 Vas jouer dans ta chambre ! 

La petite ramasse ses Barbie et disparaĂźt.

Le tailleur prend mes doigts nus

dans ses mains ridées

Et sa voix aussi craquelĂ©e que sa peau, me rassure :

Tu as encore du temps devant toi, ma chérie.

 

Et puis c’est moi qui rougis.

La petite et sa grand-mĂšre m’imposent des prioritĂ©s

qui ne sont pas les miennes

 

Je fais la liste de mes victoires :

 

1)    une langue Ă©trangĂšre apprise

2)    deux diplĂŽmes en poche

3)    trois ans en France

4)    quatre amours importants

5)    cinq ans dans une carriĂšre qui me plaĂźt

        . . . d’innombrables livres lus et terres traversĂ©es

 

Vingt-neuf ans.  ZĂ©ro maris.

A quel Ăąge devient-on vieille fille ?

 

Je repense Ă  Jacqueline.

 

L’annĂ©e suivante, j’assiste au mariage d’une amie. 

Je viens de vider ma deuxiÚme flûte de champagne

quand le photographe pose son appareil pour me faire tourner sur la piste.

Soudain, on est les seuls Ă  danser.

Quelqu’un nous prend en photo

 

Personne ne soupçonnerait que je porte la mĂȘme robe

que je portais au mariage de ma soeur,

ma robe de demoiselle d’honneur.

Elle est en velours marron, classique, avec un décolleté en tulle.

Je l’avais choisie parce qu’elle ne ressemblait en rien

à ces confections en chiffon pastel d’usage.

 

Plus tard dans la soirĂ©e, j’attrape le bouquet

non parce que je dĂ©sire me marier dans l’annĂ©e

mais parce que je veux que ces roses parfument ma chambre.

Le photographe capture mon image et demande mon numéro.

Mais il ne m’appelle pas.

 

Trois ans plus tard, je choisis Jeanne d’Arc comme sujet de thùse.

J’apprends en lisant le procùs verbal de son jugement

qu’elle Ă©tait censĂ© Ă©pouser un homme du village voisin

mais qu’elle est passĂ©e devant un tribunal pour annuler leurs fiançailles.

Aucun document n’explique les raisons de son refus.

Un des juges présents lors de sa condamnation

utilise cette information comme preuve de sa perversité.

 

Trois ans aprĂšs, je soutiens ma thĂšse.

En expliquant l’importance de ce moment à ma mùre

je lui dis que j’attendais le jour de la soutenance

comme d’autres femmes attendent leur jour de mariage.

Save the date, je plaisante.

 

Mon copain revient à Bñton Rouge pour l’occasion de la soutenance.

Deux mois auparavant, il avait mis toutes ses affaires dans des cartons

puis tous les cartons dans un camion

avant de partir pour l’Oregon.

Il veut faire sa vie lĂ -bas.

Pour moi, l’Oregon est devenu l’autre femme.

 

L’idĂ©e de le chercher Ă  l’aĂ©roport me dĂ©soriente

sachant qu’on a vĂ©cu quatre ans dans la mĂȘme maison.

Deux chats, un petit potager . . .

on n’était pas mariĂ©s, mais ce n’était plus un jeu.

Peu importe.

Il est lĂ .

Il a pris trois vols pour y ĂȘtre.

 

A l’aĂ©roport avant son dĂ©part, on s’embrasse et il dit,

Je ne t’ai pas encore donnĂ© ton cadeau, sweetie, 

Il m’ordonne de me retourner.

Je l’entends fouiller dans son sac à dos et

je me dis qu’il doit chercher quelque chose de trùs petit

s’il n’arrive pas à le trouver de suite.

  

Puis il s’excuse :

J’ai pas eu le temps de faire un paquet cadeau.

 

Retourne-toi.

 

Dans sa main, je vois un carnet.

Je le regarde, à moitié soulagée, à moitié déçue.

Comme tu n’écris plus ta thĂšse,

je pensais que peut-ĂȘtre

tu aurais le temps d’écrire d’autres textes.

Je rĂ©alise qu’il me connaĂźt trĂšs bien

mais qu’on ne va pas se marier.

 

Quand je questionne ma grand-mĂšre sur la bague,

c’est ainsi qu’elle conclut :

Et un jour

quand tu te marieras

tu auras cette bague. 

Elle parle comme si elle était sûre de la fin de cette histoire.

 

Mais ma mĂšre est plus ambiguĂ« :

Je suppose que tu auras cette bague . . . un jour . . .

Ça correspond plus à ton style qu’à celui de ta sƓur.

Toi, qui es toujours attirée

par tout ce qui a une histoire derriĂšre.

 

Si tu la veux, tu peux l’avoir.

Il faut juste me demander . . .

Mais tu n’es pas obligĂ©e, chĂ©rie.

 

Je crois qu’elle me dit

que je ne suis pas obligée

de passer par le mariage

pour faire partie de la famille,

qu’elle n’est plus scandalisĂ©e

quand elle ne voit pas

les reflets de sa vie

dans la mienne.

 

Elle me dit

que je suis sa fille

que j’ai une vie qui brille

»ćĂ©ÂáĂ .

 

Tara and public